12-07-2022
Vanoise
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PD
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Au petit matin, le lac Blanc est véritablement blanc. Se nourrissant de la pâle clarté de la lune et des étoiles, il semble flotter, fantomatique, dans la grande bouche noire de la montagne. Encore étourdi par une courte et mauvaise nuit, je prends quelques instants pour le contempler avant qu'il ne disparaisse complètement dans la nuit. Un peu plus haut, nous croiserons ses frères, blottis au pied du glacier de Gébroulaz, leurs eaux laiteuses éclairant d'une lueur verdâtre les murailles qui nous entourent.

Tandis que je cavale en tête, à tort et à travers, les loupiotes de notre petit groupe gravissent la moraine imposante, peu à peu éclipsées par l'aube rougeoyante. La langue du glacier se révèle alors, blafarde, tourmentée. Sa fine couche de neige, striée de veines grises, nous raconte la vaine lutte du glacier contre la roche qui le grignote inéluctablement. Intimidés, nous nous accrochons encore un peu à cet empilement de terre et de cailloux instables rejetés par le glacier mais il devient de moins en moins praticable. Le moment est donc venu de nous aventurer sur la surface gelée, le grand inconnu. Un pas, puis un autre… nos crampons, d'abord hésitants sur la glace légèrement inclinée, gagnent en assurance et nous prenons rapidement le large.

La glace sombre, lézardée de fines crevasses, cède alors la place à de la neige dure et bosselée, grêlée par les impacts de pierres détachées des barres rocheuses qui nous surplombent. Le glacier tout entier s'ouvre devant nous, majestueux et effrayant à la fois. Les chaos de glace bleue, éventrés par des crevasses béantes plongeant au cœur même du monstre, sont les plus fascinants. Je sens bien que ce sont des mondes où l'humain n'a pas sa place, sauf les plus fous ou les plus intrépides. Plus tard, lors de la descente, Aurélien nous contera l'histoire de ces spéléologues des glaciers qui se laissent piéger dans les entrailles du monstre, pour en être libérés après le coucher du soleil, lorsque la glace se rétracte.

Pour l'instant, nous nous orientons à vue vers cette île rocheuse émergeant d'une mer à la blancheur aveuglante, et que nous savons être l'aiguille de Polset. Ludo guide notre groupe au milieu des dangers du glacier, dessinant une trajectoire courbe jusqu'au pied de l'aiguille. Il n’y a alors plus qu’un grand pas à faire pour reprendre pied sur la terre ferme. Mais au moment où je m’apprête à le franchir, la cordée menée par Marjolaine - judicieusement baptisée « les Ra(gon)dins Fourchus » - manœuvre pour nous devancer, tel le Peary dans l’Étoile Mystérieuse. Après quelques conciliabules, nous parviendrons à nous sortir de ce mauvais pas et progresserons tous ensemble, en corde tendue, jusqu'au sommet où nous nous blottissons. Depuis ces hauteurs que même le Mont-Blanc ne saurait atteindre, nous contemplons le monde. Grand moment de recueillement, et de partage d'une tablette de chocolat.

Mais le soleil, insensible à notre désir de prolonger l'instant, poursuit sa course implacable vers un zénith d'azur immaculé. C'est un combat terrible qui s'engage alors, entre la permanence gelée du monstre de glace et l'ardeur destructrice du soleil brûlant. La sourde menace qui entourait nos pas dans le silence figé de l'ascension semble s'être éveillée. La neige ferme et solide devient incertaine, fuyante. Nos crampons s'y embourbent, et peinent à y trouver un ancrage. Les fines gerçures du glacier deviennent plaies béantes. Des crevasses s'ouvrent sous nos pas, engloutissent soudainement un pied ou une jambe, puis nous laissent repartir comme à regret. Lorsque nous atteignons la langue de glace, dernière survivance du monstre avant le désert de pierres, elle ruisselle d'innombrables torrents, qui nous emportent hors du glacier comme si nous en étions recrachés.

Nous voilà de retour dans notre monde tangible, d’herbe, de terre et de pierre, un peu hébétés par cette rencontre avec le géant de glace, à la fois immobile et mouvant, intemporel et fragile.

Sous le soleil de midi, la lac Blanc est véritablement blanc, enchâssé dans un écrin de verdure.