14-10-2022
Les Calanques
D
1
L'aventure commence à Morgiou, que nous avons pu atteindre malgré la fermeture de la route (à Marseille, le droit est une notion toute relative). Il n'est pas difficile de convaincre le grimpeur de l'intérêt de l'itinéraire. Celui-ci se déroule dans un coin assez isolé : il faut d'abord longer la calanque en direction de son cap, jusqu'à atteindre le col du renard. De là, se hisser jusqu'au sommet du Cancéou puis quitter le sentier pour une sente dévalant une combe, jusqu'au rebord des falaises. La progression se fait alors plus vertigineuse, sur une vire au-dessus de la mer où il convient de s'assurer à plusieurs reprises. Au bout de celle-ci, un rappel et encore un peu de marche amène au-dessus de l'objectif. Et celui-ci ne souffre d'aucune comparaison.
 
Face à nous, une énorme cicatrice. Un gouffre si profond qu'il pourrait mener jusqu'au centre de la terre, dans un périple que ne renierait pas le professeur Lidenbrock. L'obscurité y avale la corde, tandis que le fracas des vagues couvre nos voix. Florent s'élance le premier dans le rappel. Filant vers l'inconnu, il nous ouvre la voie vers un monde que nous n'aurions imaginé. Nous quittons la terre. Et c'est alors que nous abandonnons l'ordinaire pour l'extraordinaire.
 
Apparaît une incroyable vasque. L'abîme semble clos, mais dans ses profondeurs se cache une arche par où s'engouffre la mer. L'eau monte et descend, les vagues s'éclatent contre la roche, l'endroit est habité. Mais surtout, par un complexe enchainement de reflexions, nous apercevons sous nos pieds un élément bien familier : le ciel azur et même le blanc des falaises, que nous venons pourtant de quitter ! Et nous voici éclairés d'une lueur surnaturelle, un bleu électrique qui vient colorer le fond de l'aven. Nos sens sont sans dessus-dessous, il nous faut cligner des yeux. Est-il besoin d'imagination quand la réalité est aussi dingue ?
 
Une fois tous les quatre en bas, nous nous installons sur la rade : une rampe douce qui descend à l'eau, véritable plage pétrifiée. Une cordée nous a devancés, mais progresse à un rythme bien trop lent. Nous profitons de l'attente pour visiter les lieux. Et c'est Xavier qui les voit le premier. D'abord un anneau, puis un second, et encore un troisième. C'est tout une ligne de points qui s'élance face à nous. Ce n'est pas là que nous pensions grimper, à vrai dire nous n'avions même jamais entendu parler d'une seconde voie en ces lieux. Une traversée au-dessus du lagon bleu, au ras de l'eau. Quelle meilleure façon d'occuper notre temps ? 
 
Un shifumi désigne les équipes, et c'est Xavier qui part devant. La grimpe est facile, mais très jolie, au ras de l'eau. Parfois déversante, c'est tout juste si les vagues viennent lécher les sacs de magnésie. Au bout de la traversée, la ligne continue et nous invite dans l'obscurité. Bienheureux ceux qui ont pensé aux frontales. Cette troisième longueur offre de remonter dans le noir une cheminée étroite jusqu'à une vire, plus haut dans la grotte. De là, nous surplombons le lagon d'une vingtaine de mètres.
 
Hélène prend la tête pour une quatrième longueur. Elle bascule de l'autre côté d'un pilier et se dérobe à notre vue. Là, la grimpe se fait d'abord plus verticale, puis carrément déversante. Après 3 longueurs très faciles ne dépassant pas le 5a, le changement de ton est aussi soudain qu'inattendu. Mais surtout, l'équipement irréprochable se transforme en acte de foi : on devine l'inquiétude quand Hélène nous annonce dix mètres à parcourir avant le prochain point. Elle préfère redescendre pour laisser à Xavier la tâche de déminer cette longueur, à la recherche d'un hypothétique point mystère... il n'en trouvera pas. Le courageux porcelet parviendra tout de même à sortir cette impressionnante longueur, grâce à 2 ou 3 lunules judicieusement placées.
 
Avec Florent, la raison nous ramène en un court rappel à notre point de départ, au bord de l'eau. D'ici, nous pouvons nous élancer dans la voie classique, enfin libre. Nous nous élevons parallèlement à la cordée Xavier-Hélène, dans un joli ballet aérien. Eux en chient, alors que pour nous la grimpe est facile et très agréable. Le rocher est différent de ce qu'on à l'habitude de voir dans les Calanques. Pas de calcaire blanc aux prises franches et au grain de folie, laissons le au monde de la lumière. Ici, le rocher est sombre, rond et sableux, bienvenue dans le monde de l'obscurité. Les corps s'allongent, et trouvent toujours ici une poignée, là une plateforme. Nous rejoignons nos voisins en haut de la seconde longueur. Il eut été possible (et conseillé) d'emprunter une variante en 6 par une chatière, mais à peine remis de leurs émotions, nos camarades filent au plus simple, et nous les imitons. 
 
Un dernier mouvement, et nous basculons au soleil. Il brûle nos peaux et aveugle nos regards. L'atmosphère est torride, on s'enfuit à l'abri d'une petite grotte. Plus qu'à filer vers les vires d'accès. De là, un dernier basculement : il est tard, mais nous ne pouvons résister à l'appel de la grimpe : plutôt que de rentrer par la sente, nous décidons de filer droit par la voie de la cheminée du puits. Une longueur soutenue dans le 5c+, le long d'une sublime veine d'aragonite, prolonge notre voyage minéral. Puis une courte longueur en 6a nous ramène sur le plateau, où subsistent quelques ressauts sans difficultés, que nous avalons dans les lumières rougeoyantes du couchant. Nous parviendrons à la voiture sans avoir à ressortir la frontale, ivres de ce périple à travers la croûte terrestre.