07-05-2022
Mont Blanc
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Hubert, Jérôme
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Mont Blanc par les Grands Mulets, 7 et 8 mai 2022 

 

 

Ulysse d'appartement j’avais perdu ma guerre de Troie la semaine précédant le départ.  

Assailli par de sombres sentiments de perte, regrets, colère et culpabilité, toute mon énergie s’échappait par ce trou noir et bilieux qui s'ouvrait au creux de mon estomac. Le couple ne serait jamais cette victoire qui termine une guerre, et ouvre une paix bienheureuse. Peut-être qu’il n’y a pas de victoire. 

A quatre jours d’embarquer je faisais des nuits de quatre heures. J’occupais alors mes insomnies avec les aventures du véritable Ulysse, cherchant à y puiser le courage et la détermination nécessaires à notre périple.

Incapable d’imaginer les prochains jours, cette ascension restait abstraite et je misais toute la réussite de cette odyssée sur cette seule préparation mentale. 

 Nous avions quitté Chamonix samedi matin par la benne de l'aiguille du Midi. Charlotte, Amandine, François et moi.  Arrêt au premier tronçon puis traversée nord-nord-ouest cap sur les Grands Mulets où nous serons rejoints par Hubert et Jérôme qui suite à un quiproquo horaire monterons finalement de la vallée. Sur les conseils de la Chamoniarde nous contournons la moraine par le bas pour éviter l'exposition au glacier des Pèlerins. Régulièrement la benne qui monte à l'Aiguille nous cache notre soleil. Il me tarde de m'éloigner du rivage vers la haute mer des glaces et ses forces mythologiques. Comme un avertissement, au-dessus de nous un sérac s’abat bruyamment soulevant une vague de glace. J’ai cru voir à l’œuvre Polyphème le cyclope, toujours rageux de l’humiliation que lui fit subir le héros grec. Depuis ce traumatisme, il décourageait tous les psychologues que lui payait son père. Cherchant à comprendre contre qui se tournait cette inusable colère ils se voyaient immanquablement répondre :

- « Mais contre Personne, Personne est responsable ! »

Ils notaient alors dans leurs carnets : patient désespérant, aucun progrès, toujours dans le déni.

 Justement la haute mer nous y sommes, il est temps de nous encorder pour entamer la traversés du glacier des Bossons. Celle-ci s’achève par le passage de la Jonction, véritable dédale de séracs crée par un architecte du courant déconstructiviste radical, où les crevasses jouent les Minotaures, gueules ouvertes, et les ponts de neige notre fil d’Ariane. Suite à cette épreuve le refuge est en vue quelques 400 m plus haut.

 Amarré à trois mille des côtes sur son éperon rocheux il domine cette mer solide, pétrifiée par le froid en pleine tempête. Au-dessus la vague énorme en suspend qui domine l’Europe. Nous prenons pied sur la terrasse après à une dernière portion en via ferrata. Je tentais d'embrasser cette immensité depuis le pont mais le panoramique offert dépassait bien largement le cadre de mes yeux. Une chose était sûre, il n'y avait pas de voisin.

 N’ayant pas sept ans à perdre, je ne m'étais pas fait connaître de Calypso la gardienne, qui d’ailleurs ne m'avait pas reconnu. Intentionnellement privé de traitement de faveur dû à mon rang, j'avais dû partager un bondé et malodorant dortoir avec mes camarades. De même elle ne m'avait pas mis en garde contre le terrible chant des sirènes qui émaillerait notre nuit. Ce soir elles étaient en colère. Ayant pris possession des larynx de Hubert et d’Amandine, elles grondaient au fond de leurs gorges, boxant les glottes, soufflant entre les amygdales, griffant les cordes vocales avec leurs archers de contrebasse. Mes camarades avisés s’étaient calfeutrés les oreilles de cire et s’étaient endormis paisiblement. Il n’y eu bientôt plus personne pour labourer les cotes de nos deux joueurs de basson. Quant à moi, secoué par ces ondes telluriques, je craignais que de nouvelles crevasses ne s’ouvrent, même loin de l’épicentre. A deux heures le réveil me tirait de ces ruminations. Le refuge s’agitait déjà comme une ruche.

 Dimanche matin, trois heures, skis aux pieds. La nuit est douce et sereine, en contraste de l'agitation fiévreuse qui règne encore dans le refuge. La nuit est douce et sereine et d’une brise elle emporte fatigue et frustrations. Je m’encorde avec Jéjé. Grand buveur de soupe et accessoirement traileur, le bonhomme parait bien affuté. Nous partons, le métronome réglé down tempo. 1800 m de D+ de 3000 m à 4800 m, je me demande comment nos corps vont réagir, qui sera touché par le fameux MAM ? je reste concentré sur mes sensations, à l’affut du moindre signe annonciateur. Mais pour l’heure je me sens bien, heureux d’être là, heureux d’accompagner la troupe avec laquelle nous sillonnons les sommets depuis deux saisons. Ce présent si simple, je le béni, qui m’apporte la paix dans ce dépouillement et cette répétition. Devant moi la trace et à trois mètres la frontière de la nuit. Un regard vers le haut où quelques lucioles s’agitent déjà en direction de l’olympe, un coup d’œil en contrebas où Chamonix nous offre une version miroir de la voie lactée.

Le souffle régulier, le cœur à bas régime, je sais que nous sommes engagés dans une course de fond. Dans cette transe de la répétition le temps disparait, seul l’espace gagné compte.

Nous franchissons les Petites puis les Grandes Montées jusqu’au Grand Plateau ou nous tirons plein est vers le Corridor. Une bise pénétrante se lève qui recouvre la trace et nous gèle les doigts, j’enfile la goretex et les sous-gants. Derrière Jérôme suit, les mains dans les poches, tranquille.

Le col de la Brenva est en vue, déjà nous retrouvons le soleil et ses précieuses calories.

Au col nous atteignons la crète de la vague que forme le massif et le regard bascule côté italien. L’horizon s’ouvre en grand, un horizon de marin, les vallées noyés sous une mer de nuages où seuls les sommets percent, disséminés en archipels. Et la lumière dorée du levant.

Galvanisés par le moment nous attaquons le Mur de la Cote skis sur le dos, en crampons, 100 m de D+ qui nous fumerons les jambes, mais passé ce ressaut le sommet est en vue quelques 400 m encore au-dessus. A partir de maintenant nous n’avons plus de doute, un dernier étage et nous danserons bientôt sur le faîtage. Mais les Dieux ne l’entendent pas de cette oreille et d‘un souffle ils retirent à l’air son oxygène. Un combat homérique s’engage alors pour Jérôme. On ralentit l’allure, on mise sur une guerre d’usure. C’est vrai que nous croisons de plus en plus d’échoués sur le bord, vaincus, le souffle court, l’œil vague.

Amandine en profite pour nous doubler sournoisement, comme à son habitude… Ou pour mieux nous accueillir au sommet ?

Nous y sommes ! Bientôt rejoint par François, on s’embrasse, on verse sa petite larme. Joie pure, temps clair, froid mordant. On regarde, reconnaissant, les Dômes de Miages parcourus le weekend précédant en guise d’acclimatation. Charlotte et Hubert arriveront un peu plus tard, nous aurons tous posé le pied sur l’Olympe.

Abandonnant là les Dieux et leur furie nous entamons la descente par la face nord jusqu’au Grand Plateau où nous prendrons le parti de nous encorder à nouveau. Longue pose ensuite au refuge le temps que le groupe se réunisse puis nous retraversons la Jonction qui s’est dégradée depuis la veille, encordement long trois par trois, corde tendue (n’est-ce pas Amandine !). Nous descendrons par la dernière benne de 17h, qui s’ouvre directement au milieu du magasin de souvenirs, ou comment passer subitement du mythe à la réalité !

 

Un grand merci à tout le groupe pour cette belle épopée, une reconnaissance particulière à François pour son rôle de capitaine, à Jéjé pour la super cordée, à Amandine pour ses impayables sorties, à tous pour le partage des émotions, il n’y a pas meilleure façon de clôturer une saison !