08-08-2020
Mont Blanc
D
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Si j'avais un talent pour le dessin ...
 
Cette course, c'est du Monet, c'est du Degas, c'est du Van Gogh qui fait mal aux bras.
Ce sommet, c'est du cubisme, c'est du Dali, c'est beau et c'est n'importe quoi.
 
 
Je l'avais lu dans un dépliant ou sur le site du club, je ne sais plus, les établissements Pardon vous proposent de réaliser votre rêve à l'occasion de votre anniversaire ou de tout autre événement particulier. J'appelai donc pour réserver une JujuBox, peu confiant sur la possibilité de trouver un créneau convenable. "Pour la technique et le physique, ça devrait aller mais pour l'expérience, ce sera toi !" m'entendis-je répondre positivement et à mon grand plaisir. Le marché est donc conclu pour le week-end en question. Des affaires m'ayant amené à Chamonix par une heureuse circonstance, je passai la matinée du vendredi à me familiariser avec le massif du Mont-Blanc de l'intérieur, par le menu et de part en part, puis rejoignis mon guide à la gare de Saint-Gervais. Moins d'une heure plus tard, sur le parking des Planards nous faisions le point sur le contenu des sacs, puis nous nous mîmes en chemin avec dans la poche du dessus une grosse interrogation sur la facilité de trouver des points de ravitaillement en eau. Après constat, les sources s’avérèrent abondantes : ça coule dru à Blaitière dessous, à Blaitière dessus, un fin torrent en base du glacier près du haut de la moraine et même un petit coulis d'eau en haut du rognon. Car au terme de presque deux-milles mètres d'élévation, nous établissons notre bivouac au sommet du rognon qui comporte de nombreux emplacements bien aménagés à cet effet, en dépit de la présence parfois problématique de nombreux tessons, vestiges de libations probablement fort joyeuses mais d'un désagrément manifeste pour les visiteurs suivants, forçant ainsi l'observation que le manque de respect s'exporte partout et contamine toutes les terres visitées. Nous trouvâmes néanmoins chacun un petit nid parfaitement accueillant et y déroulâmes nos duvets, en prévision d'une belle nuit dont le chatoyant coucher de soleil en fit l'annonciation au moment où nous finissions notre dîner et allâmes nous coucher avec une pensée compatissante pour les deux hères que nous voyions descendre depuis une heure sur l'écharpe dominant la rive droite du glacier supérieur.
La nuit fût merveilleuse, avec un ciel pur constellé de myriades d'étoiles, dont certaines filaient au-dessus des lumières de la vallée. Je me délectai à chaque moment de veille d'un nouveau spectacle : Saturne, Grande Ourse dans sa course autour de l'étoile polaire, météores, voie lactée, gueulardises américaines des infortunés retardataires, lune joufflue et même peu avant l'heure du réveil un train de lumières que je vis disparaître derrière la crête de l'M et dont j'apprendrai par la suite qu'il s'agit d'une escouade de satellites orbitaux  participant d'une démarche techno-expansionniste à visée de permettre à chaque habitant (riche) de la Terre de partager au travers des airs et de façon quasi-simultanée des téraoctets d'amour et autres mèmes de Miley Cyrus.
Ainsi, bien avant l'aube et non sans voir pris le soin de cacher notre barda sous des rochers, nous nous dirigeâmes par une bonne trace en forme de grand S inversé et au bénéfice d'un excellent regel vers la base du couloir entre l'aiguille des grands Charmoz et le Grépon, marquant ainsi le début de la voie que nous comptions parcourir.

Si le début du parcours semblait évident, la topographie laissa vite place à quelques hésitations tant les terrasses, les vires, les tours et autres éperons sont nombreux et nous pourrons indiquer par expérience que l'essentiel à retenir est premièrement de se contraindre à ne jamais aller trop à gauche et deuxièmement à toujours monter au plus facile. Car bien qu'ayant lu ces sortes de recommandations dans des récits nous ne les suivîmes pas rigoureusement, en dépit de nous y forcer régulièrement, et ce à notre détriment. En effet, après que nous ayons monté de nombreux étages de gradins, nous prîmes pied sur une large banquette au pied d'un mur dalleux rayé en son mitan par une fissure large de deux décimètres équipée à sa base d'un relais sur trois pitons et terminée à sa gauche par une double cheminée. Sans ambages, nous nous apprêtions donc à escalader la fameuse fissure Burgener, tout en remarquant à part nous qu'elle paraissait bien ardue pour du 4c. Julien s'élança, fit un effort, puis une brève pause, mit un coinceur, repartit, fit une autre pause, prit un repos, annonça un pas difficile à venir, puis repartit, puis reposa un coinceur puis refit une pause, toujours sous mes encouragements et les conseils plus ou moins ineptes que je tentais de lui faire du bas, et ainsi de suite, mètre après mètre. Et à chaque millimètre de corde donnée, ma confiance régressait d'une minute d'arc, jusqu'à ce que mon compère, hors de ma vue depuis peut-être trente minutes ne m'annonce la constitution d'un relais. Lorsque vint mon tour, toutes mes appréhensions se concrétisèrent quand je me vis fumant des naseaux après deux mètres de reptation, puis lorsque mon pied glissa au bout d'une dizaine de mètres et que je vis la corde se tendre graduellement le temps de ma chute en espérant qu'elle stoppe avant le retour au sol. Ce qu'elle fit environ un mètre genoux fléchis au-dessus de la banquette. Je n'avais plus qu'à recommencer dans, contre, hors, autour de ces deux lèvres parallèles qui n'offraient que peu de prise et pas de repos, jusqu'au prochain coinceur, jusqu'à la prochaine chute, tentative après tentative de m'élever ne fût-ce que de quelques centimètres. Enfin sorti, je félicitai Julien, entre deux ahanements, d'être venu à bout de cette infamie qui fait peut-être le bonheur d'escaladeurs sportifs masochistes mais qui n'avait aucune place dans notre entreprise du jour. De fait, nous nous étions fourvoyés. Débouchant à la droite de notre plateforme, nous pûmes observer des escaliers plus débonnaires qui doivent indéniablement constituer le cheminement normal. Après cet acte de bravoure la véritable fissure Burgener ne fut qu'une péripétie, quoique je veuille bien croire que tapissée de glace son ascension ne doive pas aller de soi, et nous parvînmes enfin à la brèche 3421, environ six heures après avoir quitté le bivouac.

Nous nous réconfortions en gageant qu'après notre variante ardue, la fissure Mummery devrait être bien plus simple par comparaison, lorsque je pris la tête pour débuter le parcours d'arête. Un pas. Avant de buter contre le premier gendarme sur lequel un point d'assurage, une vis de six millimètre équipée d'un anneau de porte-clés, au niveau des yeux lorsque l'on se tient debout sur une écaille semble suggérer d'escalader à son niveau. Coup d’œil côté Nantillons, qui paraît tout à fait lisse, hésitation, rebours, discussion, relecture du topo encore et encore. Ne voyant pas la clé, nous montons vers le nord sur le gendarme en forme de tête de canard afin de vérifier que nous sommes au bon endroit. Mais le prolongement septentrional de l'arête laisse peu de doute, il n'y a pas d'autre gendarme en contrebas et pas plus de brèche. Il s'agit donc bien de tenter ce pas. Encore une fois, hardi, Julien s'y colle est finit par trouver le passage. Passage qui nécessite tout de même de s'engager totalement au-dessus du vide sur le seul replat qui peut accueillir des pieds pour voir de l'autre côté du rocher la sortie nécessitant un transfert de tout le poids du corps en même temps qu'un grand pas en bascule. Et pan ! deux gros coups au moral avant d'avoir atteint la deuxième phrase du descriptif de la traversée, ce qui laisse planer de sérieux doutes quant à la réussite de notre projet. Sur le second gendarme, repassé en tête, je pris encore quelques longues minutes à étudier le passage, à récoler texte et image puis à faire le pas délicat, sans grande difficulté technique mais tout de même impressionnant. Une nouvelle traversée pour contourner la Carrée, nous rejoignîmes la terrasse de l'incongru bâton Wicks, sonnant la fin des embûches de l'aiguille des Charmoz. Cela méritait bien quelques grammes de réconfort pâtissier.

En quelques rappels puis de la désescalade facile, nous rejoignîmes le couloir qui sépare les Charmoz du Grépon.
Ici, et conformément à mes annonces répétées, je suggère fortement d'envisager une réchappe, la suite s'annonçant comme le gros morceau jusqu'au sommet. Il faut dire maintenant que le supplément athlétique dans la montée à la brèche ainsi que les errements sur le départ de l'arête, en plus de nous avoir bien mis dans l'ambiance avaient sévèrement entamé notre confiance (surtout la mienne, en l'occurrence) et notre capital énergétique. En outre, nos réserves en eau avaient largement diminué, et je me retrouvai avec moins d'un litre de réserve pour terminer la course, c'est à dire que j'avais déjà bu plus de la moitié de mon eau affichant ainsi une consommation quatre fois supérieure à la normale. Mais la curiosité est un sérieux adjuvant et, après avoir grappillé quelques poignées de neige, nous partîmes à l'exploration des passages légendaires suivants. "On va bien aller voir ce Livre Ouvert, on fera demi-tour après." "Ah, c'est ça, le livre ouvert ? Je suis un peu déçu, je dois dire." "Maintenant qu'on est là, on peut bien aller voir à quoi ressemble cette fissure Mummery, au pire nous ferons un rappel du pied pour revenir au couloir..." "Attends, me dit Julien, je reste un peu au soleil pour mettre les chaussons." "D'accord, on fait le point en haut de la fissure. Car moi, c'est surtout le râteau de chèvre qui m'inquiète"
Comment il a fait la traversée pour rejoindre la terrasse intermédiaire, je ne l'ai toujours pas compris. Il reste que c'est la seule partie qu'il fera en escalade libre et en tête. Le reste de la fissure il le franchît en A1, avec pédale à tous les points. Quant à moi, j'utilisai le bénéfice d'être assuré pour traverser en pendulaire, confortablement assis dans mon harnais, et grimpai ce morceau de bravoure en tirant encore une fois au clou, ayant renoncé pour quelques mètres, après plusieurs tentatives de coincement que limitaient les degrés de liberté de mes articulations du genou, du coude, des hanches et du poignet, à toute forme de dignité. Et mon guide (car dans ces passages, je dois bien avouer que c'est lui qui m'a emmené) d'exulter "dans ton cul, Mummery !", mimant l'Etala d'un geste de la main.
La suite fut sensiblement moins problématique et de fait beaucoup plus plaisante. Ayant franchi la très exotique boîte aux lettres, nous prîmes un temps de restauration sur la bonne vire au soleil. Le soulagement d'avoir franchi le crux et la vision plus détaillée du râteau de chèvre nous mit du baume au cœur. Autant que la nourriture dans laquelle la proximité du sommet nous autorisait à taper allègrement (la perspective de devoir bivouaquer dans la voie s'éloignant de façon proportionnelle) nous (me) ragaillardît. Désormais plus sereins nous profitâmes pleinement du très esthétique, infiniment original, pour ne pas dire irréel décor que représente cette arête qui n'a pas à ma connaissance limitée d'équivalent accessible. Car il convient à présent de la décrire un peu. 
C'est une succession d'hallucinations rocheuses, table titanesque, château d'eau sur trépied, rayures perpendiculaires, décollement, podium, voiles, dancefloor, encorbellements, le tout sous le regard que pour ma part je qualifierais d'atone, mais où chacun verra ce qu'il y voudra selon son humeur du moment, d'une madone en plomb chevillée au sommet, sommet duquel on peut voir s'affronter l'austérité des glaciers agonisants et l'agitation d'une ville ultratouristique et polybling.

 
Ces formes font de cette course, outre sa réputation et indépendamment de la satisfaction que sa réussite peut procurer, une Visite.
 
 
La descente du sommet au bivouac, nous l'effectuâmes sans incident et c'est quasiment béats que nous retrouvions le confort de nos duvets aux tous derniers rayons du soleil. Mais je crois que cinq jours après, je ne suis toujours pas complètement descendu.