12-05-2022
Mont Blanc
Louis BENOIT
1

Il était une fois trois petits amis qui eurent envie de quitter la maison de leurs parents pour aller s’installer tout en haut de la montagne, sur le grand dôme blanc qui domine toutes les Alpes, oui, juste là, entre Courmayeur et Chamonix. Les trois amis craignaient la foule et rêvaient de soleil : ils partirent pour l’Italie. La route fut longue, pleine de péripéties : deux d’entre eux contournèrent les hautes montagnes par le sud, alors que le troisième, plus pressé, s’aventurait dans le sombre tunnel qui passe sous la montagne.

Au jour de leurs retrouvailles, catastrophe ! La route pour monter vers le vallon de leur rêve, le val Veny, au sud de Courmayeur, était fermée ! Qu’à cela ne tienne, les trois petits amis, rendus plus courageux par le nombre, reprirent la sombre route du tunnel. Bientôt, ils se retrouvèrent dans une vallée verdoyante, bucolique même, couverte de fleurs et de ruisseaux chantants. Ah, qu’ils seraient bien dans cette vallée fleurie des Contamines, les trois petits amis !

L’un dit : et si nous allions nous promener, pour chercher où installer notre nouvelle maison ? Et les autres d’acquiescer. Aussitôt dit, aussitôt fait, voici les trois petits amis, sac au dos et pleins d’entrain, qui se préparent à attaquer la rude montée qui mène aux grands espaces où ils pourront trouver leur nouveau logis.

Leur sac est bien lourd cependant : vestes de laine et de duvet, pioches à glace, ski, chaussures, cordes… les trois petits amis peinent à mettre leurs sacs sur leurs dos, et se regardent tristement. Mais tout à coup, un grondement sourd se fait entendre. Qu’est-ceci ? Mais c’est la voiture du gardien du refuge de Plan Glacier, bien entendu ! Il s’arrête, et les trois petits amis de demander d’une voix plaintive : « Gardien, gardien, s’il te plaît, ne nous laisse pas ici, ne nous laisse pas suer et suffoquer sous le poids de nos gros sacs, emporte-nous dans ta grosse voiture blanche avec ton petit enfant et ton chien bourru ». Le gardien, qui est bien gentil, répond : « Oui oui ! » et ouvre grand son coffre aux trois petits amis. Ceux-ci, enchantés, se délestent de leur fardeau et sautent dans la grosse voiture blanche du gardien. Bientôt, les voici en route, cahotant et papotant, jusqu’à la verte pairie du hameau de Bionnassay.

Quel émerveillement ! Là-haut, loin au-dessus de la pelouse d’émeraude et du torrent qui babille, on voit une majestueuse montagne, toute blanche et argent, surmontée de cinq magnifiques dômes scintillants qui se découpent sur l’azur. Les trois petits amis, ragaillardis par la splendeur de l’endroit et la fraîcheur de l’air, mettent sac au dos et partent d’un bon pas. Au début, ils sont accompagnés par le gardien de Plan Glacier, son fils, et son chien, qui débroussaillent le chemin. Mais bientôt ils prennent de l’avance. Ils disent au revoir au gardien, en lui promettant de revenir boire un verre et de faire de la pub pour ce gardien si sympathique auprès des membres du Gaul.

En haut de la moraine, ils chaussent enfin leurs skis, et progressent lentement, toujours plus haut, toujours plus haut, dans un air qui se fait toujours plus chaud, toujours plus chaud. Ils suent, ils transpirent, ils soufflent, parfois même ils grognent ! Enfin, ils distinguent, là-haut, tout là-haut, une petite cabane couleur de pierre accrochée à la falaise, au sommet d’une bien mauvaise pente de neige chauffée par le soleil. Entre eux et cette pente de neige, une encore plus vilaine moraine, raide, sableuse, instable… Eh oui, ils se sont trompés d’itinéraire, malgré les sages avis de l’une d’entre eux ! Qu’à cela ne tiennent, les voilà qui s’engagent bravement dans l’ascension de la moraine. L’effort est rude, mais heureusement court : les voilà tous trois arrivés sur la moraine. Encore de longues minutes d’effort dans une neige mouillée, avec des cuisses fatiguées, des artères vidées de toute énergie, et les voilà au refuge.

Il est minuscule, mais doté d’une grande terrasse dégagée de neige grâce aux efforts du gardien. Les trois petits amis sont bien contents : ils peuvent enfin manger. Et puis, ils ont de l’eau, qui coule en léger filet du toit couvert de neige. Comme, selon l’endroit où elle coule, elle passe plus ou moins de temps sur le toit de tôle brûlant, elle est plus ou moins chaude. A un certain endroit, elle est même tout à fait chaude ! Les trois petits amis alignent donc casseroles, gamelles et bols le long du toit. Une demi-heure plus tard, le premier d’entre eux prend sa douche au soleil, avec de l’eau chaude ! Un peu plus tard, les deux autres suivent son exemple. Les voici tout propres !

Alors, ils sortent quelques couvertures pour rendre plus moelleuse la terrasse baignée de lumière, et ils se délassent au soleil. Au bout de quelques heures, ils ont si chaud qu’ils installent d’autres couverture pour ombrager la terrasse ! Puis, le soleil se couche, la température tombe : il est l’heure de dîner et de se coucher. Ils dorment à poings fermés, bien tranquilles et bien au chaud dans le nid douillet du refuge de Plan Glacier.

Mais… Entendez-vous cela ? Voilà le grand méchant appel de la montagne qui rôde, sifflant et hurlant du souffle de l’aventure ! Il tourne autour de la cabane, fait trembler les volets, gratte à la porte, s’infiltre par la cheminée, secoue les trois petits amis dans leur sommeil, les fait se tourner sur leur couchette douillette… Alors, les trois petits amis se lèvent. Ils sont prêts dès que le jour point, et ils partent chercher un autre refuge, poussés vers les cimes par le grand méchant appel de la montagne.

Une des trois petits amis, malheureusement, n’est pas bien réveillée, et lâche son bâton en quittant la terrasse ! Et voici le bâton qui file, qui file, en glissant sur la neige dure, tout droit vers la moraine affreuse qu’ils ont gravi la veille. Quelle catastrophe ! Le bâton finit par s’arrêter, mais notre petite amie est bien désemparée. Heureusement, elle parvient, grâce à sa technique magistrale, à descendre la pente de neige dure sans son bâton. Un ami dévoué lui rapporte enfin son ustensile échappé, juste à temps pour attaquer la descente de la terrrrrrriiible moraine qu’ils ont gravi la veille.

Après avoir rapidement traversé le glacier, bien plat à cet endroit, ils s’engagent dans la pente. Rapidement, ils sont rejoints puis dépassé par deux autres aventuriers, porteurs de vêtements et de matériel de l’équipe de France de ski-alpinisme. Moins rapidement, mais bientôt tout de même, ils débouchent sur la fameuse arête Mettrier, un éperon de neige et de mixte qui file tout droit à travers la face enneigée. A droite, d’immense sérac et le ciel bleu. A gauche, une pente de neige rectiligne, d’immenses séracs, et le soleil qui point. Un pas après l’autre, un pas après l’autre, les trois petits amis filent vers l’azur sur leur échelle étincelante. A 11h à peine, les voici sur le faîte de la montagne. Et alors… Les choses se gâtent ! Les trois petits amis ont décidé non pas de redescendre comme tout le monde, en suivant les traces, mais de continuer vers le haut et d’aller chercher un autre refuge, plus à l’Est. Ici, plus de traces, c’est la grande sauvagitude, où le grand appel de la montagne rôde avec sa faim dévorante et son museau pointu. Il est là, il est tout proche, dans la neige profonde et croutée, dans les gendarmes malaisés, dans le vide qui se creuse à leur gauche au dessus de la grande face nord et de ses séracs, dans les cuisses qui fatiguent de brasser dans la neige, dans les plaques de glace vicieuses cachées sous la poudre de la semaine précédente…

Mais enfin, les voilà arrivés. Le refuge Durier est une toute petite boite en bois couverte de tôle, posée bien à plat sur le plateau du col, solidement amarrée à la roche par de robustes poutres et des filins d’acier. Ah, il peut bien souffler et tonner maintenant, le grand appel de la montagne, les trois petits amis sont bien à l’abri ! Ils font sécher leurs chaussettes trempées au soleil ; ils lancent de grandes pelletés de neige sur le toit de tôle chaude pour faire de l’eau, ils accrochent habilement une casserole sous la gouttière, et surtout, surtout, ils mangent. Miam miam, qu’elle est bonne cette soupe après tant d’efforts ! Les trois petits amis sont bien contents de leur nouveau logis, et s’endorment rapidement.

Mais…. Eh oui, vous avez devinés, malin lecteurs, habiles lectrices ! Le grand appel de la montagne n’a pas dit son dernier mot. Toute la nuit, il cogne aux volets, il gratte le toit, il creuse la tôle, il secoue la cabane, et, avant le jour, les trois petits amis décident que c’est assez : ils s’en vont. Sac sur le dos, skis sur le sac, ils s’engagent sur l’arête, dans la neige mal gelée, croûtée, profonde, s’enfonçant à chaque pas, trébuchant dans les vieilles traces, glissant sur la glace et les rocs sous-jacents… que d’efforts ! Au jour, les voici sous l’éperon qui mène à l’aiguille de Bionnassay. Là, il rude combat s’engage, mais il est tard, ils sont bien fatigués, les conditions sont rudes, alors ils parviennent à vaincre le grand appel de la montagne qui leur mord les talons, et, au lieu de monter vers l’aiguille, ils filent vers le bas et remontent au col de Bionnassay par le glacier.

Alors, le grand appel de la montagne leur envoie la brume, la crasse, le brouillard, et les voici qui peinent à nouveau, perdus dans le blanc, contournant la rimaye puis traversant de grandes pentes de neige à l’inclinaison rendue floue par le manque de visibilité, gravissant une arête incertaine à l’aveuglette, ahanant dans la neige profonde, se relayant tout les cent pas pour faire la trace jusqu’au Piton des Italiens.

Là, la brume se lève et, ô, quel émerveillement, la grande montagne blanche se dévoile à leurs yeux. La petite amie s’élance joyeusement vers la cime, emmenant les autres dans son allant. Skis aux pieds, sur une pente plus douce, ils avancent régulièrement. L’un des petits amis, cependant, se sent bien fatigué, car il n’a plus d’oxygène dans les muscles ! Il n’est pas allé à la montagne depuis bien longtemps et il n’a plus l’habitude. Il parvient à se traîner jusqu’à la cabane suivante, un grand cube de tôle brillant posé sur un replat de l’arête, où il peut se reposer et manger un morceau.

Mais ce gîte n’est pas très confortable, et il entend encore le grand appel de la montagne qui vibre. Alors, rassemblant toutes ses forces, il décide de continuer l’aventure avec ses deux amis. Cette petite pause lui a fait du bien, et il parvient à avancer pendant une bonne heure, louvoyant entre les deux bosses, serpentant entre crevasses et séracs puis revenant sur l’arête. Alors, le grand appel de la montagne joue sa dernière carte, la carte « dépassement de soi » : brume, jour blanc, manque d’oxygène, arête aérienne. Le plus vaillant des trois petits amis n’en a cure, il continue de monter rapidement, traînant derrière lui une petite amie bien fatiguée et un petit ami épuisé, qui ne voit ni n’entend plus rien, suivant simplement la corde qui le tire en avant et la trace des pas qui se découpe vaguement dans la brume.

Enfin, voici le sommet. Le sommet ! Youpi ! Les trois petits amis s’embrassent, contemplent la vue qui se dégage vers l’Ouest et le Sud. Deux d’entre eux, épuisés, ont la larme à l’œil. Et il reste la descente !

Heureusement, les trois petits amis filent sur leurs skis, sur une pente de neige dure, mais peu raide. Ils suivent la trace qui zigzague entre les crevasses, dans une neige de plus en plus molle et un air de plus en plus chaud. Ils passent devant un abri potentiel, aux Grands Mulets, et appellent le gentil gardien pour demander s’il y a de la place. Finalement, ils en ont assez du grand appel de la montagne : ils décident de descendre au plus vite.

Après de nouvelles aventures pour traverser le glacier crevassé, puis traverser de mauvaises pentes de neiges où l’avalanche menace, ils prennent pied sur le chemin. Ils parviennent à descendre encore quelques centaines de mètres en jouant saute-mouton avec branches, buissons, et cailloux, puis ils remettent enfin leurs skis sur le sac dans la belle lumière dorée de la fin du jour. L’un cavale vers le bas, tandis que les autres prennent leur temps.

Alors que la nuit tombe, le premier arrive à l’entrée du grand tunnel de la montagne et tend le pouce. Rapidement, une camionnette s’arrête et le descend de 2km. Plus lentement, une autre le prend et le descend jusqu’à St Gervais. Alors commence la longue attente, hors-saison, à 21h30 un jour de semaine, dans St Gervais endormi… Le petit ami est bien dépité, et envisage de marcher 2h pour aller chercher la voiture, lorsqu’une retraitée du coin s’arrête. Attendrie et amusée, elle dépose le petit ami épuisé près de la voiture.

Pendant ce temps, les deux autres sont parvenus à l’entrée du tunnel, puis au village, où ils ont trouvé des pizzas-qui-ne-sont-pas-des-pizzas. Ils ont appelée une bonne, une excellente amie qui leur a proposé de dormir chez elle. Ainsi, vers minuit, les trois petits amis se retrouvent bien au chaud, bien à l’abri, dans une solide maison de béton, de laine de verre et de plâtre, avec l’eau courante et l’électricité. Alors, ils se disent que, vraiment vraiment, ici au moins, le grand appel de la montagne peut bien souffler tout ce qu’il veut, mais ils ne bougeront pas le lendemain !