13-07-2022
Ecrins
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"C'est plus beau qu'un Soutine."
Ailefroide 3954, Jean-Marc Rochette

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1 - Coste Rouge 
Les sirènes chantaient une ligne parfaite, qui courrait des enfers jusqu'au ciel.

Coste Rouge, ça aurait pu être le nom d'un camping. A Palavas-les-flots, continuez sur la promenade du bord de mer, dépassez la baraque à frites, tournez au niveau du phare et vous voilà arrivé, plus qu'à planter la tente au milieu des effluves de merguez. ça aurait pu. Mais ça n'est pas. 

L'action se déroule dans un des lieux les plus reculés des Ecrins. Du Pré de madame Carle, les randonneurs et alpinistes s'élancent nombreux à l'assaut du Glacier blanc. Plus rares sont ceux qui bifurquent sur la moraine du glacier noir. Quelques téméraires partiront dans les faces sud de la Barre des Ecrins ou de Barre noire. D'autres prendront pied sur ce glacier minéral, remonteront le verrou rocheux et graviront le col de la temple. Quelques rares casses-cou s'attaqueront à une immense face nord au Pelvoux, au Pic sans nom ou à l'Ailefroide. Et là, tout au fond du fond du cirque, après des heures d'une marche harassante, se découpe notre Coste rouge. Une petite pointe au milieu d'une immense ligne de crête, au haut d'un couloir oblique. De là s'élance une longue et tortueuse arête, qui court jusqu'au sommet de l'immense Ailefroide centrale, non sans en longer l'impressionnant glacier suspendu, si caractéristique. Et tout au long de ce parcours, une série d'obstacles aux noms évocateurs : les dents de Coste Rouge, la tour pointue, la tour du géant ...

Cette ligne, elle nous avait tant fait rêver. Dès que l'on s'élève un peu dans le massif, on aperçoit l'ombre de ce géant. Nous l'admirions déjà lorsqu'il y a plusieurs années nous goûtions à l'extrême solitude au cœur du Pilier sud des Ecrins. L'Ailefroide est un véritable phare dans le massif, un sommet attaché à tellement d'histoires, qui nous ont tant fait rêver. S'y attaquer, par l'une de ses plus belles voies, c'était modestement notre façon de marcher dans les pas de géants : Dibona, Mayer, Devies, Gervassuti. C'est aussi un clin d'œil appuyé à Rochette qui conclut son très beau "Ailefroide 3954" par une magnifique illustration de cette arête.

Toutes ces années, les sirènes chantaient, nous attirant irrésistiblement à elles. Nous avions bâti ce projet, imaginé ce sommet, rêvé cette voie. Une fois déjà, nous avions tenté, nous avions buté. Cette expérience nous avait nourri, construit, mais elle avait aussi su semer le doute et la crainte, la peur d'oser à nouveau.

2 - Infrarouge 
Quelques millimètres de mercure et tout s'effondre.

Nous avions bloqué cette date depuis plusieurs mois. Mais la montagne n'étant jamais simple, un dôme de chaleur s'installe sur la France et vient affadir notre ardeur. La haute montagne ne s'accorde pas à la canicule, et l'alpiniste qui espère une fin heureuse à son voyage la craint plus que tout lorsqu'il évolue dans des amas de roches soudées par le permafrost, ou sous d'immenses masses de glaces suspendues dans les faces. Mais après une intense réflection tactique, nous decidons d'un programme censé nous permettre d'évoluer en sécurité : un premier bivouac aux Balmes François blanc, qui ne nous fait pas gagner énormément de temps mais nous épargne tout de même déjà 600m. Un départ en fin de nuit, qui nous permet de remonter le glacier noir dans la fraicheur du matin, en limitant les risques de se prendre le glacier suspendu de l'Ailefroide sur le groin. Attaque de l'arête dans la foulée, et si tout va bien, un second bivouac au sommet de l'Ailefroide, après une longue journée de grimpe. Voilà qui nous permettra d'attaquer la descente au petit matin, là encore pour limiter le risque de chute de pierre dans cette face sud de l'Ailefroide qui traîne une triste réputation de "tas de pus".

La stratégie arrêtée, nous partons donc de Lyon en début d'aprem ce mercredi là. Une étape du tour de France bloque la route et nous oblige à un important détour par Gap. La route est longue mais belle, et lorsque l'on pose pied à terre au Pré, nous sommes surpris par la relative fraîcheur des températures. On répartit le matériel et on s'élance sur la moraine. Il est 18h45, la montagne est déserte, à l'exception de quelques couples descendant du glacier blanc, le pas lourd. À 20h, on retrouve notre emplacement de bivouac favori. Les sacs sont ouverts, notre installation rapide, et la popote vite expédiée. La nuit commence à peine à tomber que nous sommes déjà couchés. Je suis confortablement installé sur mon tapis, pendant que comme à son habitude Rémi dort sur les cordes. Mon sommeil est interrompu par de nombreux réveils. Là, causés par la chaleur. Ici, par un animal faisant rouler un cailloux en tentant de fouiller dans mon sac. Rémi dort lui du sommeil des braves et n'est pas sensible à ces désagréments. Tant mieux, voilà mon excuse pour l'envoyer devant à la première difficulté.

3 - Rouge sang
Corde explosée, rocher moucheté de sang.

Réveil à 4h. Un rapide petit déjeuner, et nous voilà parti. Il fait nuit, mais entre nos frontales et la pleine lune, l'obscurité ne nous gêne pas. Descente sur le glacier noir, et déjà une large crevasse dans laquelle on descend pour remonter. Puis il nous faut franchir le goulet qui verrouille l'accès à la partie supérieure du glacier. Nous empruntons une corde fixe en rive gauche qui nous permet de remonter un dièdre et de forcer facilement ce verrou. Au-dessus, c'est un désert minéral qui s'étend, coincé entre d'immenses falaises. Et au milieu, deux fourmis cherchent leur chemin. On entend l'eau couler sous nos pieds, mais son accès n'est pas facile. Ce n'est qu'au troisième essai que l'on parvient à se ravitailler dans un torrent. 2,5L pour moi et 3,5L pour Rémi. On ne s'attend pas à retrouver d'eau liquide avant le lendemain matin dans la descente. Il nous faudra faire avec. 

Jusqu'au fond du cirque, le glacier est désespérément sec. L'absence de neige sécurise la progression, mais la rend également plus pénible. Il faut jouer à contourner les crevasses et claudiquer dans des amas de roches roulantes. Un dernier névé nous pose quelques difficultés, mais on aimerait ne pas sortir maintenant les crampons du fond du sac. Rémi contourne l'obstacle, là où je le force en taillant des marches, à l'ancienne. C'est donc, déjà, avec un retard conséquent sur l'horaire que nous arrivons au pied du couloir qui nous permettra de rejoindre l'attaque de l'arête.

Ce couloir est une cause fréquente de but sur cette arête. Et on comprend vite pourquoi. Rémi part le premier pour franchir une barre rocheuse, par la rive gauche. Le rocher y est exécrable. Tout bloc n'aspire qu'à descendre sur le glacier, au grimpeur de mobiliser tout son talent pour ne pas suivre. Après un premier passage poussiéreux, on remonte le cours d'une petite cascade, au débit encore faible à cette heure. Rémi fait relais et me fait monter. En forme, il continue. C'est que la suite est un couloir peu raide, mais formé du même amas de blocs sans cohésion. La progression doit être facile en neige, mais par ces conditions sèches, on se sent éléphants au milieu de porcelaines. Alors on préfère tirer des longueurs pour être plus tranquilles. Dans un fracas terrible, je vois passer une énorme télé, suivi d'un lourd frigo, tous deux poursuivis par une machine à pain. Notre choix d'itinéraire nous semble judicieux : nous préférons quelques pas de grimpe sur les rives à une progression au fond du couloir, plus facile mais exposée au rayon électroménager. A mi-hauteur, je rejoins Rémi. Je m'apprête à lui parler du congélo en équilibre plus haut, mais lui de me répondre : "je crois qu'on à un problème".

Il me tend la corde : une énorme tonche, cicatrice encore chaude du combat qui vient de se dérouler. La gaine est explosée, et l'âme en dedans est en perdition. Rémi sort son couteau pour couper la corde, mais dans un faux mouvement il commence par s'ouvrir le doigt, répandant une giclée de sang sur les roches environnantes. La plaie n'est pas profonde mais saigne abondamment. La course aurait pu s'arrêter là, mais après quelques minutes d'opération nous repartons avec quelques mètres de corde en moins et une phalange enturbannée. Nous finissons par rejoindre le col de Coste-Rouge à 9h30, l'horaire a déjà bien explosé.

4 - Terre rouge
Sable vertical, blocs en lévitation : longueur putride

Coste Rouge traîne une réputation terrible chez les connaisseurs d'Oisans. Le rocher y serait nauséabond, et l'ascension de l'arête ne vaudrait que pour son cadre. Disons le tout net, cette réputation est quelque peu exagérée. Au-dessus du col, les premières longueurs se déroulent dans un rocher étonnamment bon. Ho, bien sûr, il convient de progresser avec prudence et légèreté, et de ne pas se jeter sur le premier truc venu. Mais pour le grimpeur habitué au terrain Oisans, le rocher est tout à fait correct, et le restera sur une bonne partie de l'arête. Disons 90%. Tant mieux, parce que l'air de rien ça grimpe déjà. On n'évolue pas dans des difficultés à faire rougir le grimpeur, mais les pas sont athlétiques et chaque erreur d'appréciation quant à l'itinéraire se paye cher, en temps et en difficulté. On s'élève au-dessus du col vers une brèche évidente. Là, on bascule versant Est et on se lance dans une longue traversée ponctuée de nombreuses désescalades, pas toujours évidentes. La progression se fait sur des gradins, et est assez pénible pour le moral : on ne dénivelle pas, on passe notre temps à désescalader ce qu'on a grimpé, et chaque fois qu'on lève la tête, le sommet semble toujours aussi loin. Ce parcours permet de contourner les dents de Coste rouge, sans jamais en atteindre le fil. On finit par rejoindre une brèche, située au pied de la tour pointue. Là, on bascule à l'ombre du versant Ouest, qui nous offre un avant goût de l'austérité de la face Nord-Ouest. 

A la brèche, on fait un point topo. Outre le camptocamp, qui décrit très bien le cheminement de la voie, Rémi s'est fait envoyer le topo perso d'un camarade, Julien, guide à la compagnie de Briançon. Ce topo manuscrit est plus prolixe que le camptocamp, et décrit ainsi ce qui nous attend : "Longueur putride faite de sable vertical et de blocs en lévitation". Je suis curieux sur ce que décrit ce paragraphe, mais parfois on aimerait préserver son innocence. Sachez que oui, en Oisans, le sable humide parvient à coller sur des rampes trop raides pour soi. Quant aux blocs en lévitation, si la description est assez explicite, elle manque d'explications quant à la magie qui permet à ces parpaings de tenir littéralement dans le vide. Putride est finalement un mot assez gentil pour décrire cet endroit, et il faut beaucoup de tact pour réussir à forcer le passage. Ici nous avons tiré une longueur, ce qui nous paraît indispensable pour sécuriser au maximum cette traversée très aléatoire. La suite se déroule sur un rocher un-peu-meilleur-mais-quand-même-bien-dégueu, fait de feuillets de schistes verticaux qui partent en piles d'assiettes dès qu'on les prend en main. Autant dire que c'est nerveusement entamé que l'on atteint la brèche au pied de la tour du Géant. Toute retraite est dorénavant proscrite, hors de question de retourner dans ce Mordor.

5 - Rouge profond
Chercher encore quelques grammes de courage

Nous voilà au pied de la tour du Géant. Un nom qui en jette pour une étape charnière dans notre ascension. Jusqu'à présent, nous avons surtout traversé, mais pris peu d'altitude depuis le col. La tour du Géant est une échelle qui promet de corriger celà et de nous rapprocher enfin du sommet. C'est plus vertical, plus grimpant aussi. Fini le rocher scabreux, place à une belle roche rougeâtre offrant sur le fil de beaux mouvements aériens. La progression est agréable, et offre peu de mauvaises surprises. Surtout, le cadre est incroyable. 

A notre gauche, on est rendu à l'altitude du glacier suspendu, et on progresse le long de celui-ci. Il semble si proche qu'on peut contempler les sculptures abstraites que forment les plis et replis glaciaires, et s'inquiéter des importantes cassures qui dessinent le prochaine serac à rejoindre le sol, 600m plus bas. La neige forme une belle rampe d'envol, que viennent emprunter tout les rochers qui se détachent du bastion sommital, entre la pointe Fourastier et l'Ailefroide centrale. Heureusement, nous sommes bien à l'abri sur notre arête. A notre droite, une plongée dans la face Nord-Ouest de l'Ailefroide, pays froid et hostile où tout semble renvoyer l'humain qui s'y risquerait à sa condition de misérable insecte inutile. Derrière, on aperçoit le Gioberney, les Rouies et au fond de la vallée les sentiers que l'on sait beaucoup plus accueillants. Là bas, c'est le refuge de Temple Ecrin, à cette heure nombreux doivent êtres ceux qui s'y installent confortablement pour profiter de l'après midi ensoleillé. On aimerait leur hurler de nous apporter un omelette, une bière et un saucisson. Mais nous sommes seuls. 

Sur une plateforme, je fais monter Rémi jusqu'à moi. Échaudés par notre expérience plus bas, et par le look plus vertical de l'endroit, nous avons tiré des longueurs. Ce n'était sûrement pas nécessaire, d'autant que le rocher protégeait très bien : de larges becquets et de profondes fissures entre des blocs solidement ancrés. Nous prenons un réel plaisir à grimper cette partie. Il est tard, mais on s'imagine pouvoir sortir au sommet et nous y installer avant la nuit. Au-dessus de nous, un dernier verrou avant le sommet de la tour. Plusieurs solutions pour le franchir : une fissure verticale, qui coterait V+. Une rampe qui contourne par la droite dans une dalle, IV. Ou une traversée très gazeuse à gauche qui contourne la tour, III. Rémi se rend au pied de la fissure verticale, où un beau relais sur deux pitons nous attend. De là, je m'élance dans la longueur de droite. Celle-ci paraît très jolie : une large fissure au pied d'un rocher vertical et sans prises, et une dalle moutonnée. Je m'inquiète de ne pas avoir suffisamment de gros friends pour protéger, mais il devrait y avoir un piton plus haut. Très vite, c'est la déconvenue : je bute avant même les difficultés, sans pouvoir atteindre la fissure. Une large plaque de glace empêche mon passage, et je ne peux remettre les crampons pour enchainer derrière sur une dalle tout en adhérences. Ne voyant pas comment passer, je reviens au relais. J'hésite, la longueur au-dessus est-elle si dure ? Je ne vois pas le pas, ça ne m'inspire pas confiance. Alors je désescalade jusqu'à la traversée, une dizaine de mètres plus bas. Je jette un œil, c'est vraiment flippant, gazeux, mais le rocher a l'air bon et la grimpe facile. Rémi me rejoint, non sans pester dans la désescalade. Il nourrit autant de crainte pour ce type de mouvement que moi pour les traversées gazeuses. Nous nous complétons bien, et à ce moment-là un accord tacite est signé : à moi le lead dans la désescalade, à lui le lead dans les trav'. Et voilà l'occasion d'inaugurer ce pacte.

Il s'élance, les pieds sur une petite margelle dalleuse, les mains au-dessus dans un ressaut déversant. On est surement sur un nez très prononcé, car on à l'impression de pouvoir pendre un fil à plomb jusqu'au glacier noir. Mais heureusement, le rocher est là encore bon, et rapidement on se rétablit de l'autre côté de la joue, dans un large couloir que l'on remonte jusqu'en haut de la tour du géant. 

6 - Rouge de honte
D'alpiniste nous devenions colinistes.

Nous avons perdu beaucoup de temps dans ces tergiversations, il est à présent pas loin de 18h. Nos espoirs de sortir ce soir s'envolent. Nous nous arrêtons sur une plateforme, et faisons le point. Le sommet est visible juste au-dessus de nous, et paraît très proche : si une cordée évoluait sur le fil, nous la verrions distinctement et pourrions sûrement communiquer avec. Mais l'altimètre nous donne encore 400m à gravir, et le topo 2h30 au mieux. Le calcul est simple, si nous continuons, nous pouvons dormir là haut, mais ce sera surement une sortie à la nuit tombante, voir à la frontale. De plus, un vent imprévu s'est levé et souffle en rafale sur les cîmes et annonce une nuit agitée. Là où nous sommes, un confortable bivouac a été terrassé, bien abrité entre deux gros rochers. A regret, nous prenons la décision de nous arrêter là et de nous installer pour la nuit, poursuivre serait inconscient.

En effet, nous avons systématiquement dépassé les temps indiqués dans le topo Camptocamp. Celui-ci donnait 4h d'approche depuis le Pré, 2h pour rejoindre le pied de la tour du géant, 4h pour atteindre le bastion sommital et enfin 1h30 pour forcer l'accès au sommet. Si nous avions tenu ces horaires, nous aurions dû arriver à cet endroit vers 13h. Pourtant, si nous avons perdu du temps à plusieurs reprises et notamment en tirant plusieurs longueurs dispensable, nous n'avons pas eu la sensation de nous traîner tant que ça. Les temps indiqués nous apparaissent donc très optimistes. Fort de ce constat, nous déballons nos affaires et explorons les quelques recoins de notre éperon, offrant chacun un panorama différent mais toujours grandiose sur notre environnement. 

C'est là qu'arrive une sympathique cordée Briançonnaise. Ils ont l'air déçu de nous voir installés, lorgnent vers le sommet, puis se tournent vers nous : "Il y'a de la place ?" Normalement, l'emplacement est vendu pour 2 personnes, mais allons nous les renvoyer en bas ? "On se serrera, venez !" Malgré la promiscuité et l'inconfort, nous sommes heureux de voir deux autres personnes. Ce contact est rassurant et rompt notre solitude, si forte en ces lieux. Entre deux lioph', nous apprenons qu'ils sont partis à 8h du Pré. Voilà qui bat en brèche notre théorie sur les temps pipés du topo. Si eux sont alpinistes, nous voici rétrogradés au rang de vulgaires colinistes, égarés loin de chez nous. Alors que soleil éclaire encore notre arête de la lumière jaune du soir, nous sombrons rapidement dans un sommeil réparateur.

7 - Rouge incendie
Une flamme qui embrase nos corps.

L'œil entrouvert, l'esprit encore ailleurs, nous émergeons lentement dans nos duvets. Le jour se lève, et le soleil naissant embrase l'horizon d'un rouge de feu. L'aube n'est qu'un immense incendie qui vient réchauffer nos cœurs. La nuit a été plutôt agréable, pas trop fraîche et abritée du vent. On prépare lentement nos affaires, pas si pressés d'y retourner. Puis nous abandonnons nos collègues et nous nous élançons, persuadés de très rapidement les retrouver. 

Les doigts s'engourdissent au contact d'un rocher encore froid, et les premiers pas d'escalade réveillent les courbatures de la veille. Le cheminement emprunte là le fil, ici le contourne. La progression est logique, et le rocher encore très correct. Après avoir dépassé deux petits gendarmes, nous arrivons au pied d'un large entonnoir. Ici, il faut se lancer dans une ascendante gauche pour rejoindre le fil de l'arête plus haut, sans chercher à escalader une pointe à notre droite. Dans cet endroit, on renoue avec un amas de blocs indigne de confiance. La progression doit se faire prudente, à la recherche d'éléments plus solides où s'amarrer et sur lesquels progresser, pendant que résonne le fracas et monte l'odeur de souffre des blocs qui explosent dans la chute. Nos collègues viennent de nous doubler, mais heureusement chaque cordée progresse en bonne intelligence pour ne pas se bombarder mutuellement.

Arrivés en haut de l'entonnoir, nous butons sur une dernière tour. Encore une fois, nous ne l'escaladerons pas mais nous la contournerons. Cette fois-ci, la traversée s'effectue sur une petite vire tapie dans l'ombre, surplombant l'immense face Nord-Ouest, qui file jusqu'au fond de la vallée, du côté de La Bérarde. Fidèle à notre pacte, c'est Rémi qui s'y colle. Dix mètres à parcourir à pas feutrés, allant chercher ses pieds loin sur le côté sans jamais perdre l'équilibre. Puis, on remonte une cheminée athlétique, qui nous rétablit dans la dernière brèche de la voie. Au-dessus de nous, tout proche, le sommet de l'Ailefroide centrale nous tend les bras. 

8 - Rouge de terreur
Deux corps qui volent pendant une seconde d'éternité.

Nous remontons une petite cheminée englacée. Le sac frotte, au fond la glace, en dehors des prises fuyantes. La grimpe, bien qu'inconfortable, est ludique. La glace fixe même quelques cailloux qui s'avèrent être de très bonnes marches pour les pieds. En haut, une belle plateforme où installer un relais solide. Au-dessus, nos copains de bivouac sont engagés dans la dernière difficulté référencée dans le topo : "cheminée-dièdre en bon rocher, IV+". En dessous, Rémi grimpe avec talent pendant que mes pensées me ramènent à notre Pilier sud des Ecrins et que je m'égare dans les souvenirs heureux de nos ascensions communes. Le vent est tombé, les rayons du soleil strient le ciel. Je lève les yeux vers la cîme, profitant de l'instant. Retentit alors un claquement sec, semblable à un coup de feu. Un cri retentit et je vois deux corps projetés dans les airs, tombant vers moi pendant une seconde qui dure une éternité. La corde se tend, et ramène violemment à la parois les deux malheureux, avec le bruit sourd que font les sacs qui s'écrasent. Plus bas, l'écho d'un rocher qui rebondit sans fin. Puis le silence. La surprise a été totale et la cordée ne doit son salut qu'à un point qui leur a épargné l'abysse. Pas blessés, pas sonnés, ils se remettent rapidement en place, échangent quelques mots avant de reprendre leur progression. Moi, là dessous, je suis tétanisé par ce que je viens de voir, et plus encore par mon imagination qui invente à cette scène une fin plus tragique.

Rémi arrive au relais, je lui raconte ce qui vient de se passer, ce qui n'est pas pour le rassurer quant à la longueur qui l'attend. Il s'élance pendant que nos collègues disparaissent plus haut. Un dièdre-cheminé, où le grimpeur doit renfougner sous une solide écaille. Au-dessus, on se rétablit sur une marche, dans un mouvement de traction très physique, pendant que le sac racle sur le rocher à grand bruit. Rémi continue, et cherche son chemin à droite, déroulant la corde avant de revenir sur ses pas après avoir buté sur un terrain trop scabreux. Puis tente sa chance à gauche, nous traversons une dernière fois au-dessus de l'immense glacier suspendu. Au-dessus de nous, plus grand chose. Beau joueur, il me laisse le lead pour ce qui ressemble fortement à la fin. 

9 - Rouge Passion
Où s'éteint le chant des sirènes.

Je m'élance, escalade quelques rochers avant d'être saisi par la vue d'un versant jusqu'alors inconnu : le vallon du Sélé se dévoile enfin à moi. A ma gauche, une arête qui file jusqu'à l'Ailefroide orientale et sur laquelle progressent plusieurs cordées. A ma droite, à une petite dizaine de mètres, le sommet de l'Ailefroide centrale, notre sommet. Je crie à Rémi ce que je vois, je suis impatient de fouler cette cime. Si je pouvais courir, je courerais. Montagne, si tu avais des bras, je t'enlacerais, si tu avais des joues, je t'embrasserais. 

Rémi me rejoint. L'émotion nous envahit, mue par la passion dévorante qui nous a attiré jusqu'ici. Le chant des sirènes qui résonnait dans nos crânes vient enfin de cesser. Pudiquement, je cache à mon compagnon les quelques larmes qui coulent sur mes joues. Il est 10h15, nous avons grimpé l'arête de Coste Rouge et sommes arrivés au sommet de l'Ailefroide Centrale. Tout autour de nous est magnifié par notre expérience. La vue, à 360, nous dévoile des sommets que nous connaissons par cœur mais qui ce jour nous apparaissent encore plus beaux. L'Oisans est si grand. 

10 - Rouge entrailles
Descente d'organes.

Le voyage ne s'arrête jamais, il nous faut à présent descendre et retrouver la vie dans la vallée. D'où nous sommes, plusieurs solutions s'offrent à nous : continuer de traverser sur les arêtes pour rejoindre à l'Ouest l'Ailefroide Occidentale ou à l'Est l'Ailefroide Orientale. Deux parcours longs et techniques, là où nous n'aspirons qu'à descendre. Alors on se penche sur les itinéraires directs qui permettent de s'échapper du sommet dans la face sud. Une ligne de rappel directe existe, filant dans un couloir à l'aplomb d'un collu, 100m à l'Est sur l'arête. C'est la solution la plus rapide et la plus naturelle pour redescendre, et c'est celle que nous envisagions. Mais elle se déroule dans un entonnoir qui vient recueillir toutes les déjections de la face. Sur l'arête, de nombreux alpinistes y envoient valdinguer d'immenses blocs de roche malgré d'infinies précautions. Cette ligne nous paraît donc à envisager uniquement tôt le matin ou tard le soir, lorsque la montagne est déserte. Nous nous orientons plutôt vers un autre parcours, une longue traversée dans la face qui nous amènera sur le glacier, sous la pointe Fourastier.

On repère une brèche entre deux gendarmes, très visible depuis le sommet. La traversée se déroule dans un terrain facile mais très exposé, fait de marche et de désescalade. 50 m au-dessus de nous, les cordées évoluent sur l'arête, dans le sens inverse au nôtre. Alors que Rémi désescalade une petite cheminée, quelqu'un m'interpelle d'en haut. "Coste Rouge ?" Moi, surpris : "Oui, on est sorti ce matin." "Alors, c'était bien ?" Il s'agit de Julien, le guide que connaît Rémi et qui nous avait transmis son topo manuscrit. Rencontre agréable et providentielle, le plaisir d'échanger. Il nous hèle quelques conseils pour nous orienter dans la descente, suivi d'un "Vous avez fait le bon choix, c'est le meilleur itinéraire !" 

Nous passons la brèche entre les gendarmes, et cherchons le relais indiqué dans le topo. Pendu dans un rappel trop court, Rémi ne le trouve pas. Le terrain n'est pas très raide et se prête bien à la désescalade, alors Rémi se ré-encorde et je le mouline plus bas. Voilà le relais, caché sous un bloc et surplombant une chatière. La suite est plus compliquée : nous sommes séparés et la corde est trop courte pour que je le rejoigne. Jugeant le terrain facile, je tire mon rappel de 25m, fait tomber la corde, désescalade quelques mètres et envoie mon brin à Rémi pour qu'il contre-assure la fin de ma descente. 

De là, on tire un nouveau rappel dans la chatière. Nous pénétrons dans les entrailles de la face sud. Et ces entrailles sont pourries. La montagne est malade, en décomposition avancée. Là, la roche est friable, nombreux sont les rochers en équilibre dont parfois la montagne se débarrasse dans un spasme. Une vraie descente montagne diront certains, de notre côté ça ressemble plus à une descente d'organe. Nous sommes heureusement protégés de ce chaos par une barre rocheuse verticale, sous laquelle on suit une rampe évidente mais exposée, qui nous ramène lentement vers le glacier en direction de l'Ailefroide Orientale. Au pied de celle-ci, une pente de sable et de graviers, dans laquelle on taille des marches pour rejoindre le glacier. Julien nous rattrape avec ses deux clients, et nous passons derrière lui la rimaye sur un pont formé par un amoncellement de rochers.

11 - Rouge écarlate
Ce n'est plus que de la marche.

Le glacier est tourmenté. D'immenses crevasses zèbrent sa surface, et il nous faut louvoyer pour les esquiver. Heureusement, le guide est passé devant et nous n'avons qu'à suivre ses traces. Son flair lui permet de dénicher un itinéraire astucieux qui nous économise de précieux instants d'errances. Au début, la neige est bien présente, et avec elle des ponts qui enjambent des monstres vertigineux. Il n'est pas rare qu'entre nous, 2 ou 3 larges crevasses nous séparent. Le regard se perd dedans, 15 ou 20 mètres avant que l'obscurité ne nous masque le fond. Les ponts sont fragiles, une fois la jambe passe à travers. D'autres fois, ils sont inexistants et la cordée doit alors sauter d'une rive à l'autre. Plus bas, la glace est à vif, rendant la progression plus sûre, mais toujours impressionnante sur des dorsales entre deux gouffres. Tout autour de nous résonne le bruit de l'eau qui coule et les craquements du glacier. L'endroit est habité.

Nous quittons le glacier en rive gauche, au bord d'une cascade où nous pouvons enfin nous ravitailler. Dans un soulagement, on s'assoit sur un rocher. Nous sommes cramés, et c'est très lentement que nous rangeons nos affaires. Plus de rappels, que de la marche : le guide nous le jure avec un clin d'œil, avant de prendre la tangente avec ses deux clients. On le suit à bonne distance. Nous ré-escaladons un rognon rocheux dans un petit couloir, qui nous ramène sur la voie normale de l'Ailefroide Orientale. 

Ici, un sentier évident, ponctué de cairns. Mais rapidement, une dalle au milieu de laquelle il faut se frayer un chemin. Trouver son chemin en descente est toujours plus difficile, et aucun de nous n'ayant parcouru cette voie normale à la montée, nous redoublons de prudence. Puis une longue traversée sur une très belle vire nous fait basculer dans le vallon sous le pic du coup de sabre. Nous ressortiront tout de même la corde une fois, pour protéger un passage vraiment expo, en nous remémorant les mots du guide "maintenant ce n'est plus que de la marche". 

A 18h, nous arrivons enfin au refuge du Sélé. Fourbus, démolis, défoncés, nous sommes écarlates mais heureux. Un coca, une part de tarte, on aurait aimer en faire plus, mais il reste encore du chemin jusqu'à Ailefroide. Mais à présent, ce n'est plus qu'un sentier roulant, et cette heure tardive nous permet de profiter d'une faune pas farouche, dont plusieurs jeunes chamois accompagnés de leur mère. A 20h30, nous sommes à Ailefroide, soulagés. Une pizza bien méritée, avant la dernière épreuve de cette course (ça n'en finit jamais) : remonter au Pré de madame Carle chercher la voiture. A cette heure, le stop ne marche pas, alors Rémi se colle à la marche pendant que, bon prince, je me sacrifie pour garder les sacs au bord de la route. 

La nuit tombe, je m'assoupis lentement et vois défiler sous mes paupières toutes les nuances qui ont coloré ces deux jours.

12 - Rouge.
Nous avons traversé la rive.
Il reste tant de couleurs à explorer. 
La palette est infinie.
La côte est sans fin.
De nouveau au loin,
retentit le chant des sirènes.