30-08-2024
Préalpes Bernoises
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Il y a des courses inutiles. Des sommets méconnus. Des itinéraires oubliables. Des secteurs qui gagneraient à être évités. Des arêtes que nul ne devrait fouler. Des cîmes anonymes. Des matinées où on aurait mieux fait de rester couché. Des journées à oublier. Des faces sans caractère. Des verrues. Des étrons. Des "bof". Des "pfffff". Des silences... Et puis, il y a notre montagne, qui n'appartient assurément à aucune de ces catégories. Il me suffit d'en écrire le nom pour sentir un frisson me traverser le corps : Eiger.
 
L'Ogre se trouve au cœur de l'Oberland, dans le canton de Berne. Un endroit charmant où la Suisse se déguise en Suisse, avec ses petits chalets impeccables, ses alpages verdoyants, ses trains qui desservent le moindre hameau, et ses aimables autochtones "Das sind einhundertfünfzig Franken. Möchten Sie eine Serviette zu Ihrem Sandwich?" Probablement moins connu du grand public que ses confrères le Cervin ou les Grandes Jorasses, l'Eiger a tout les atouts pour fasciner. Une face nord gargantuesque où la montagne construit son mythe en avalant ceux qui la foule. Un lieu où se sont déroulées des ascensions héroïques et d'impressionnants records. Un témoin de l'Histoire aussi, par la première de sa face nord par deux cordées Allemandes et Autrichiennes en juillet 1938, quelques mois après l'Anschluss et immédiatement érigée comme outil de propagande par le régime Nazi. Toutes ces raisons font que l'ogre habite les pages de nombreux livres de montagnes, créant fantasmes et fascination chez les alpinistes, des plus audacieux au plus médiocres. Donc quand François me propose d'aller y faire un tour, je ne suis pas très difficile à convaincre. Ni une ni deux, j'annule ma participation aux championnats du monde de Scrabble, catégorie poid plume, pour être au garde à vous en ce vendredi matin.
 
Après que quelques heures de route nous aient menés à Grindelwald, on se gare dans un immense parking couvert. À droite, une Porsche Cayenne flambant neuve, vernis lustré et intérieur cuir de veau.  À gauche, une rutilante Bentley Continental modèle GT, veste Hermes oubliée sur le siège passager. Au milieu, notre poussiéreuse Dacia Duster, finition Orange Arizona , autoradio ambiance Country et une banane entamée oubliée sur le tableau de bord. C'est que ça dénote un peu, 3 Français cul nul en train d'enfiler des pantalons de montagne déchirés et de grosses chaussures qui sentent déjà les pieds. On fait un dernier tour des sacs avant de nous élancer tout fiers sur l'escalator. Ha c'est sur que la Suisse, c'est pas l'Oisans.
 
La gare est immense. on hésite à passer se ravitailler en vivres de courses chez Lindt ou s'arrêter chez Tissot voir si ils n'auraient pas une montre-altimètre-baromètre-calendrier-calculette-briquet-coucou, tout ça mécanique bien entendu, mais on préfère ne pas perdre de temps et filer à la caisse. Arrivé face à l'hygiaphone, Etienne nous offre son plus bel allemand pour commander les tickets : ça fera 220€ par tête de pipe. COMBIEN ??? L'engagement de la course est total, une fois la CB insérée, plus aucun retour en arrière possible. La tenancière nous offre même un Ricola, une délicate attention qui nous gonfle de fierté (à moins que ce ne soit une façon de souligner que ces Français sentent le Picodon).
 
La montée en télécabine est rapide et efficace. On commence par survoler des alpages bucoliques, tondus à toute altitude par quelques Suisses sans doute très sympathiques mais "ne t'avise pas de colorier hors du trait malheureux". Puis le clou du spectacle, c'est quand même le passage devant la Face nord de l'Eiger. Celle-ci est intégralement sèche, et en grande partie dans l'ombre. Elle est incroyable de gigantisme, elle qui pèse quand même la bagatelle de 4 mont Thou, 13 Fourvière ou 868 Luc P. Cependant, on s'avoue surpris, et même un peu déçu, de ne pas se sentir écrasé par ce monstre. Peut être est-ce parce qu'elle est bien sèche, ou parce que le contre-jour en gomme les reliefs, mais elle n'est pas plus effrayante qu'une face sud de la Meije, de la Barre des Ecrins ou qu'une face nord des Ailefroides. De là à y organiser une sortie initiation l'année prochaine, on laisse ça aux plus forcenés Gaulois.
 
Nous arrivons à la station Eigergletscher, où nous descendons de la télécabine. Nous y attendons le train qui doit nous mener plus haut. Encore une fois, l'endroit est imposant. Quelques silhouettes patibulaires portant cordes et ferrailles au milieu d'un va et vient de personnes, où toutes les langues sont représentées. Justement, un Russe tente d'amadouer François, qui lui répond poliment. Quand je lui demande "Il racontait quoi le camarade ?", il me répond "J'en sais rien, j'ai rien compris, il satellise complètement !". Note à moi même, en cas de besoin d'interprète compter plutôt sur Etienne. Enfin voilà le train, nous nous engouffrons dans une voiture plus confortable qu'un TGV en première classe. Dès le premier cahot, nous nous enfonçons dans un tunnel au cœur de la montagne. On pourrait se croire dans le métro, mais ça impliquerait de rouler quelques mètres sous Bellecour, pas 3000m au-dessus de la Saône. On passe la station Eigerwand et ses fenêtres creusées dans la face nord, mais où le train ne s'arrête malheureusement plus. La station suivante, Eismeer, est bien desservie, et c'est tant mieux puisque c'est là qu'on descend. Pas de pickpockets ni de fêtard aviné ici, mais un contrôleur qui nous fait signe tout en soulevant une barrière en bout de quai. On passe ainsi dans une partie désaffectée de la station. Là, une petite grille et derrière, une lourde porte que l'on peine à ouvrir. Nous laissons derrière nous la civilisation pour nous engouffrer dans un couloir sombre et humide qui descend dans les entrailles de la terre. À intervalle régulier, des tunnels latéraux débouchent dans la falaise, et des structures en bois branlantes, que l'on devine centenaires, laissent passer la lumière. "Ils sont partis dans les couloirs du temps" !
 
Après une flopée de marches glissantes, nous débouchons sur une vire, dix mètres au-dessus du glacier. Nous la descendons le long d'une main courante, jusqu'à une profonde rimaye. ça y est, nous abandonnons la civilisation derrière nous, les choses sérieuses commencent ! Plusieurs techniques sont expérimentées, de la grande enjambée au saut en longueur, en passant par un magnifique triple salto carpé avec roulade à la réception et toutes les nuances de bleus sur les fesses. Il est 14h et la course est vraiment lancée. Le ciel est bleu et le soleil vient nous fracasser, tandis que nous traversons le glacier sous une imposante muraille. Au loin, le refuge de la Mittellegihüte nous guide, perché sur l'arête. Plusieurs cordées nous précédent, ce qui nous aide à trouver l'issue du glacier : 2 courtes longueurs en 4, bien équipées mais avec un pas un peu fin qui finit de nous réveiller. Puis c'est une longue traversée facile mais exposée traversant des dalles par des vires. ça passe à peu près partout, par conséquent nous allons évidemment là où ça ne passe pas.
 
La cabane est impressionnante. C'est une petite cahute de bois, encadrée par une coursive métallique et posée en équilibre sur l'arête. Pas besoin de parapente, il suffit de se pencher par-dessus la rambarde pour voler jusqu'à Grindelwald, au-dessus de la face Nord-Est. Mais nous n'avons d'yeux que pour l'imposante Mitellegi, qui forme un dard dressé vers le ciel. Un nuage s'y est piégé, créant d'imposantes fumerolles, que le contre-jour finit d'ériger en ambiance époustouflante. On se rince les yeux, mais un petit vent frais nous pousse à nous abriter à l'intérieur. On s'y trouve une table pour profiter d'un apéro bien mérité. Et c'est ainsi qu'on découvre ainsi une coutume surprenante : nulle commande à faire au bar, servez vous dans l'armoire, prenez une carte postale et listez y vos consos : vous payerez tout à l'heure. On hésite en échange à leur faire découvrir la coutume française dite du "resto-basket", mais on décide au dernier moment de ne pas accabler la nation Suisse, bien nécessiteuse de nos espèces. Le repas ravi nos papilles, et se termine par une part de brownie, que l'on qualifiera de plus belle invention Suisse, après le chocolat et la théorie de la relativité évidemment. Puis vient le moment de filer au lit sous les étoiles, non sans avoir baptisé la nuit par un petit pissou par-dessus la rambarde, sous l'œil complice du guide le plus "à l'ancienne" de tout le canton.
 
A 4h30, François se lève. Notre heure de petit-déjeuner a été fixée de manière unilatérale par la gardienne à 5h20, mais le fiston n'a toujours pas digéré d'avoir été relégué dans la 3eme vague de départ. Il est suivi au bout de quelques minutes par Etienne. Je tente de résister, mais à présent c'est les voisins sous la couchette qui décident de partir à l'assaut des tartines. Je n'en peux plus, je suis le mouvement. Arrivé dans la salle commune, les guides et leurs clients de la première vague s'enfilent cafés, tartines de confiture et muesli aux calories, pendant qu'autour d'eux de grands gaillards font tout leur possible pour ne pas donner l'air de resquiller un petit dej plus matinal, en faisant semblant d'être très concentrés sur les panneaux pédagogiques rédigés en allemand qui jalonnent les murs. On parvient malgré tout à s'incruster dans le programme très précis de la gardienne, et voilà que quelques minutes plus tard nous sortons du refuge. Danke und auf wiedersehen, il est 5h30 !
 
L'avantage de ce genre de course, c'est qu'on ne perd pas de temps en approche, recherche d'itinéraire et autre "vous êtes sur que la cordée qu'on suit va au même endroit ?". Il n'y a qu'un chemin qui quitte la cabane, et c'est le nôtre. Des frontales devant nous, du monde derrière nous, et il ne s'agirait pas de traîner car François à une réputation à défendre. Ça commence par un trottoir horizontal sur une centaine de mètres, avant de buter sur un premier ressaut. On y fait la connaissance d'une charmante spécialité locale : la corde de marine, pendouillant nonchalamment sur le rocher et sur laquelle on se tracte, avec plus ou moins de grâce. Quand on monte c'est façon crossfit, mais il faut rester concentré car une zipette et ce sera façon pole-dance. Puis un second trottoir, puis un autre ressaut, puis une autre corde, etc. Derrière nous le jour commence à se lever, et le paysage défile sous nos yeux plus vite que par la vitre du TGV. C'est que François a repéré le seul moment pour doubler peinard les cordées de devant. Notre rythme nous permet de rapidement nous trouver seuls, à bonne distance devant plusieurs cordées, à bonne distance derrière les guidos.
 
Arrivés en haut de la Grosse Turm, un magnifique relais chaîné pour tirer un confortable rappel, ce que nous ne faisons pas car c'est bien connu, les Français ne font rien comme tout le monde. On préfère une désescalade qui s'avère finalement pas si malcommode. Puis nous sommes au pied d'un imposant ressaut, où une corde nous guide au-dessus de la face nord. Grande ambiance dis le topo, profitons en. C'est vrai qu'on y est bien, à se geler les miches pendus sur cette grosse corde qui ponce la paume des mains, pendant que les pieds cherchent un appui stable entre une motte de neige givrée et une plaque de verglas glissant. La progression est malgré tout aisée et, à l'image de cette Mitellegi, efficace. Par conséquent, on se rétablit rapidement sur une antécime. De là, il reste encore un peu de développé. Le topo propose d'emprunter une arête de neige effilée (très grande ambiance) mais nous préférons esquiver par un vire rocheuse en contrebas (très grande sécurité). Puis nous voici sur un bout de cairn, assez large. On s'apprête à continuer quand on se rend compte que le chemin commence à descendre et que devant nous, plus rien. C'est ici le sommet ? Même pas une petite vierge, une petite croix ou une photo de la maman du dernier gars à être passé là ? Avec ce qu'on paye ils auraient pu soigner l'endroit. Enfin, on s'en contente bien parce que franchement, c'est le panard. Fouler la cime de l'Eiger, je n'aurais pas pensé le faire un jour, alors être là, sous un ciel bleu sans un pet de vent et accompagné par le talent insoupçonné d'Etienne pour le Yodel, j'en verserais presque une petite larme.
 
Etienne ouvre son sac et tente de nous refourguer 6 mini fromages secs. Mais on tient à garder l'haleine senteur Ricola, dès fois qu'on tombe sur une sirène en redescendant. Alors on se remet en route, l'air de rien nous n'avons fait que la moitié du chemin. Sur notre droite, la face ouest descend jusqu'à Eigergletscher. C'est une option de descente plutôt directe, on y aperçoit quelques cordées qui nous ont précédés et sont déjà loin en contrebas. Mais le terrain est un désert de roche en putréfaction, dans lequel on n'oserait mettre un pied. Nous nous orientons donc vers l'arête sud, qui plonge jusqu'à un col en contrebas. L'itinéraire voit s'enchaîner des portions de marche avec de courts rappels que l'on peut désescalader. Seul un ressaut central nécessite d'enchaîner deux rappels plus aériens. L'avantage c'est que courir vers le bas calme le mal de crâne qui commence à pointer son nez. Sur ce versant plus de cordes fixes, il faut garder l'esprit vif car ça a beau être facile, ce n'est pas évident à protéger et une glissade nous offrirait certes une belle visite de la face sud, mais se terminerait inévitablement par une omelette aux lardons avec supplément orphelins.
 
Nous arrivons à un col répondant au doux nom de Nördliche Eigerjoch. De là, une pente de rocher pourri débouche sur un glacier qui file vers la vallée. Dans les Ecrins on filerait par là bas, mais on est là pour faire du tourisme, alors on s'enquille une seconde course : la traversée Nördliche Eigerjoch > Südliches Eigerjoch. Ça commence par une traversée sur un rocher douteux, fruit d'un éboulement passé. Heureusement quelques points solides permettent de se rassurer en entrée et en sortie. Puis on passe sur un très bon granit fracturé que ne renierais pas un Mont Blanc. Et ici les gars du coin ont visiblement eu la flemme de monter dérouler de la corde au kilomètre. On ne leur en voudra pas car la grimpe est belle et agréable sans être difficile. Un peu plus loin, on aura même droit à quelques hésitations et un peu de recherche d'itinéraire, avant d'arriver au crux de la voie, un petit angle à passer sans voir les prises (alors qu'en fait c'est tout bidon). On a dû s'endormir un peu parce qu'on aperçoit dans le rétro une cordée qui remonte nos traces à vive allure. Et puis tout ça saupoudré de marche sur un quasi sentier au milieu des pavasses. L'air de rien, le chrono a beau être bon, psychologiquement ça commence à sembler long. Etienne regarde sa montre : 8km qu'on crapahute sur des arêtes quand même : il est temps qu'on arrive.
 
Et quelle arrivée ! On rattrape le glacier sur un replat suspendu au-dessus de la vallée. Face à nous, la face nord du Mönch, absolument magnifique. François nous en fait l'exégèse, tente de nous vendre chaque voie d'accès, ce serait dommage de louper ça maintenant qu'on est là. Peine perdue, on tente de snober ce grossier personnage et on file sur le glacier pour une petite petite rando glaciaire qui finit de nous flinguer les pattes, surtout dans la remontée au Monchsjochhütte. Là s'opère la bascule dans un autre univers : nous redescendons sur une piste damée (!), croisant des touristes plus ou moins non-équipés (!!) qui nous arrêtent pour nous demander ce qu'il y a à voir là-haut. "La montagne" répond Etienne. Visiblement ce n'est pas la réponse attendue car les voici qui rebroussent chemin. Passant devant l'attaque de la VN normale du Mönch, François tente une dernière fois de nous vendre un petit A/R bonus. Le gars ne lâche rien, il faudra que je vérifie qu'il n'a rien mis dans mon verre.
 
L'arrivée au terminus est de toute beauté. Au fond, la Jungfrau est majestueuse. Devant elle, l'éperon du Sphinx surmonté de son observatoire astronomique et sous lequel se cache la gare du Jungfraujosh, la plus haute d'Europe. Et au milieu de tout ça, ici une tyrolienne, là une course de luge sur bouées gonflables. Les Suisses ont posé un Center Park à 3500m d'altitude. C'est à ça qu'on reconnait la richesse d'une nation. On se moque, on se moque, mais qui fait le tour du "musée" et de sa galerie de glace ? Nous, évidemment, on a payé 220€ pour être là quand même, j'espère qu'on a accès au SPA pour ce prix là ! Puis on chope un train pour entamer la descente. On repose enfin les cuisses, et on se pavane sur le chrono : 3h30 de montée, 4h de descente. Pas mal pour une cordée de trois qui partait pas gagnante : c'est la seule sortie de la saison pour Etienne, la seule réussie pour moi. Quant à François, il coche là sa seule sortie de la journée. Ne restera plus qu'à rentrer en GAUL, non sans un arrêt à Lausanne pour voir Erik devait nous accompagner là haut, mais est forfait pour cause de vilaine blessure. Dans un ultime traquenard, le voilà qui nous donne rendez-vous au Festival de la bière. Riche idée après une bonne journée en montagne, je ne sais plus ce qui s'est passé mais c'était super. 
 
Quoi, c'est déjà fini ? Normalement c'est le moment où j'écrit une ultime bêtise mais ayant épuisé mon stock d'anecdotes et de calembours, parlons sérieusement : cette course est magnifique, c'est un long voyage plein de surprises et assurément très dépaysant. Et puis, si vous commencez à thésauriser dès maintenant, vous devriez pouvoir vous la payer d'ici la retraite.