15-03-2024
Belledonne
4050
1064
2928
13,5
1

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Après un objectif 3000 qui s’était déroulé comme dans un rêve, aucune suite n’était prévue. La réussite avait été totale, nous étions tous passé à autre chose, et notamment au biberonnage pour la moitié de l‘équipe. Mais une sortie anodine au Rocher Blanc avec mon Manu et mon Nico, au mois de janvier, a réveillé quelque chose. Elle s’est terminée à 2600m de dénivelé, sans préparation, sans gestion lors de la première montée, sans réveil aux aurores ni journée de repos la veille, et même pas vraiment tard. Et alors, l’idée à germée. L’idée que peut-être, en optimisant tous les paramètres, dépasser les 4000m de dénivelé dans la journée était possible. Le soir même, mon Manu m’envoie des ébauches de parcours. Je convoque les Avengers par Whatsapp et nous nous bloquons deux week-ends début mars, avec Yannouche qui serait potentiellement intéressé.

 

Le défi est de taille ; la journée doit être assez longue car nous ne somme pas rapides, mais on doit être suffisament tôt en saison pour pouvoir skier toute la journée. Une seule montée en mode “four de printemps“ serait fatale, il faut donc un parcours avec des descentes dans le sens du soleil, mais aussi des montées qui évitent le plein S. Ne pas redescendre trop bas pour la chaleur et la qualité de la neige, ne pas monter trop haut pour l’altitude et le brassage, tout ça avec un nombre de manipes de peaux limité. Des montées efficaces pour le rendement, mais qui ne nécessitent pas de cramponnage fatiguant. Ajoutons de l’eau pour la recharge à mi-parcours, une dernière descente envisageable de nuit, une (jolie) boucle pour éviter les navettes, et une possibilité de réchappe après 3000m en cas de défaillance, l’équation est posée.

 

Le premier week-end offre une météo catastrophique, le second semble prometteur. Nous avons un parcours en tête au départ de Fond de France. Yannouche nous abandonne pour un tutorat dans son cursus de guide, je me retrouve donc avec mes deux papys qui s’avancent le vendredi soir jusqu’à Gières, où nous nous enfilons un maximum de pâtes avant de se coucher à 21h30 pétantes. La météo s’annonce très moyenne en fin de nuit, mais en amélioration toute la journée, sans chaleurs excessives. Rien n’est perdu, rien n’est gagné.

 

Au col d’Arguille, tout part en vrille

 

Départ de Gières à 3h30, nous prenons la pluie qui nous suivra jusqu’à Fond de France. Nous décidons de siester 30 minutes en attendant du mieux, c’est alors que le bruit s’arrête. “On voit les étoiles !“, s’exclame mon Manu ! Branle-bas de combat, nous enfilons chaussures aux pieds et skis sur le sac, et feu ! Nous partons donc au sec, la première heure se passe bien, jusqu’à ce que les arbres décident de restituer un peu de la pluie de la nuit quand nous passons dessous. Léger souci, ils continuent lorsque nous passons dans une clairière. Il faut se rendre à l’évidence, la pluie est de retour, et elle s’intensifie.

 

Vers 1600m nous arrivons à la neige aussi trempée que nous et nos sacs. La pluie ne se calme pas, et ne se décide pas à devenir neige. Nico grommelle que ses peaux ne colleront pas et que quand bien même, nous botterions toute la journée. Manu déclare solennellement que maintenant qu’on est là, il n’y a rien d’autre à faire que poser le cerveau et y aller. Il est vrai que les alternatives ne sont pas légions, nous chaussons donc et filons en direction du refuge. Un peu avant ce dernier, nous bifurquons vers la gauche dans les pentes du Col d’Arguille. La pluie est devenue neige mouillée, nous devons en tracer une petite couche posée sur un fond mi-dur de regel pourri dans une visibilité nulle. Nico ne se sent pas en forme et traine un peu la patte. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines.

 

Manu met les couteaux dans un verrou. Sage qu’il est ! La couche de fraiche sur fond dur est un enfer. On ne sait par quel miracle, Nico réussit à monter, avant de se rendre compte à l’arrivée que ses peaux ne tiennent que par leur attache avant et arrière. Nous nous y mettons tous les trois pour sécher ses skis et ses peaux, rien n’y fait, elles ne collent absolument pas. Même en sortant le col, le risque de basculer est trop grand, il se résout à redescendre attendre le soleil vers le refuge la mort dans l’âme. De notre côté, ce n’est pas plus glorieux. La visibilité est passée en dessous du mètre, nous voyons à peine où nous posons les lattes, et nous avons 1 heure de retard sur le planning. Sans compter les effort superflus dépensés et le matos trempé. Tant pis, nous montons au col en espérant au moins une éclaircie de l’autre côté ; il n’en est rien. Nous perdons encore du temps au col à nous demander si la descente est raisonnable avec cette visi et cette chute de neige plus conséquente que prévue… Finalement nous nous lançons. Un saut dans le vide.

 

Selle du Puy Gris, c’est reparti

 

La descente est en super neige, nous n’avons toutefois pas le loisir d’en profiter pleinement puisqu’il nous faut s’arrêter tous les 3 virages pour regarder la carte. Au replat du lac blanc, nous repeautons dans la brouillasse, avec désormais 1h20 de retard sur le planning, et la ferme impression de s'être fait arnaquer sur la météo. J’ai presque abandonné l’idée des 4000. Nous traçons sur une fine couche de fraiche le long du lac Noir… Quand soudain la silhouette d’un sommet se détache sous un petit cercle jaune. Le temps de se dire que le temps semble s’améliorer, et les nuages se déchirent à l’unisson, laissant apparaitre le bleu profond du ciel dans un contraste magnifique avec les rochers fraichement plâtrés. L’ambiance se réchauffe d’un coup d’un seul, et nos coeurs avec elle.

 

La paysage est à couper le souffle, et alors que nous montons doucement vers le col de la Valloire, la mer de nuages se structure peu à peu vers 2000m. Nous visons maintenant l’ombre tant la chaleur nous surprend. Une alerte nous ramène cependant très vite en adret, le versant NW de la crête du Lac Noir présentant une école de nivologie ; 15cm de neige frittée sur une grosse couche de grésil à gros grains sans la moindre cohésion. Les dernières longueurs sont éprouvantes, la neige devient un peu physique à tracer alors que les ressauts évalués en 3 conversions en demandent 15. L’arrivée au col de la Valloire est salutaire, celle à la Selle du Puy Gris est une délivrance.

 

Une petite pause, pour la bonne cause

 

Mon Manu semble impressionné par la quantité de neige cette année en ce lieu. Je le suis plus par l’absence totale de gens et même de traces, dans ce stade Belledonnien habituellement à guichets fermés les week-ends. Toujours est-il qu’il est 11h45 et que le “ding“ du micro-onde retentit : la descente SSE est à point ! Remotivés, nous avalons la descente à grande vitesse, d’abord en transfo parfaite, puis en colle trempée dégueulasse sous 2200m (altitude à laquelle nous voyons les premiers traceurs à l’oeuvre…), jusqu’à la Pierre Barme, où nous croisons Thibault F. qui vient de s’envoyer la face N du Sambuis en solo !

 

Nous profitons de cette rencontre pour nous accorder une petite pause tacitement décidée ; ici nous pouvons recharger l’eau, et c’est l’occasion de manger un bout. Nous ne nous sommes pas vraiment arrêté auparavant, et nous ne risquons pas de le faire par la suite si l’on veut se laisser une petite chance de finir le tour prévu. Presque 1000m nous séparent du passage Brabant ; peu de traces partent dans la combe du Tepey, le traçage sur le haut semble probable, et d’ici là l’approche va se faire dans la fournaise. Est-ce à cet égard que mon Manu plonge les deux pieds dans le torrent de Malvas ? Qui sait, il a plus d’un tour dans son sac…

 

Col du Sambuis, changement d‘avis

 

Le départ est un peu rude. Heureusement, nous basculons rapidement en versant N et la chaleur s’atténue. Je reçois un message de mon Nico ; “J’ai vu 2 loups en descendant… Enorme. Ca a relancé la journée. Rdv quelle h en bas du Brabant ?“. Ce dernier nous semble alors bien loin, et bien innaccessible ! La trace sur laquelle nous sommes se dirige vers le col du Sambuis. La partie supérieure de la combe du Tepey est totalement et désespérement vierge. C’est quelque chose que je n’avais envisagé que dans le scénario d’un monde post-guerre nucléaire ou zombie apocalypse… Le temps et l’énergie que nous allons y laisser condamne définitivement le défi 4000.

 

C’est là que c’est important d’avoir un Manu dans sa poche ! “Sinon, on passe par le col du Sambuis puis le col de la Croix, ça évite de tracer et les descentes seront meilleures“. “Heu ben, ok ?“. Alors que nous hâtons le pas et attaquons les premières conversions, le terrible bottage annoncé par Nico se confirme pour mon compère. Une journée normale, je l’aurais sans doute laissé remonter la moitié de la montagne, ne serait-ce que pour me donner un peu de répit ; il faut dire que le bougre frise encore les 500m/h avec une pastèque sous chaque pied. Mais l’occasion est spéciale, aussi je le débarasse de ses talons compensés (qui étonnamment ne reviennent pas) et nous pouvons filer à vive allure modérée vers le col du Sambuis immaculé, les traces s’arrêtant en haut du verrou. Les dés sont relancés.

 

Col de la Croix, retrouve la foi

 

“Allez, on se bouge !“, m’intime mon Manu alors que je me trouvais relativement efficace dans ma manipe de peaux. Le temps de serrer mes chaussures, il est déjà parti, et les glapissements qu’il laisse échapper ne présagent que du bon. En 5min de bonne moquette à poils longs, nous sommes au lac de la Croix, il faut déjà repeauter. Je n’ose pas regarder l’heure, je sais qu’on a du à peu près se recaler sur les prévisions, mais rien n’est sûr. Nous convenons que les comptes intermédiaires se feront au col.

 

Manu active le mode machine, il part à la trace en traversant le lac puis dans les quelques pentes  sous le col de la Croix. Je n’arrive même pas à recoller en glissant dans ses rails, alors je profite de la vue somptueuse sur les aiguilles de l’Argentière dont les raides faces nord platrées laissent apparaitre ça et là des brêches skiables. La tableau est parsemé de quelques traces qui invitent l’oeil à se balader en composant des itinéraires pour d’autres belles journées… On est drôlement bien, en Belledonne. A force d’égarement dans ces versants que l’on connait peu en hiver, le col arrive vite. La Combe Madame est là, juste sous nos spatules.

 

Le Rocher Blanc, l’accomplissement !

 

Ah, quelle descente jouissive ! Ce versant W est finalement assez raide, et permet même d’aller jouer dans les contrepentes NW restées fraiches et peu tracées. C’est le gros gavage, on descend à toute blinde dans la poudre, jusqu’à apercevoir un skieur seul en train de repeauter sur un replat ; un sourire charmeur, la quarantaine, un humour raffiné qu’on devine de loin ; le doute n’est plus permis, c’est mon Nico ! “Ooooh la descente est incroyable, ramenez-vous, faut qu’on y remonte !“. Calmos calmos muchachos, on a tout calculé ; il nous faut descendre au point 2100m pour valider le défi du jour. A partir de là, dirait mon François, "on sort du domaine de l'humour".

 

La manipe de peaux, comme la reprise, se fait désormais de manière mécanique. Ma tentative de clipser mon talon sur ma fixe tournée en mode montée témoigne tout de même d’une légère perte de lucidité. Nous zappons la pause de 30min initialement prévue, pour rejoindre mon Nico qui nous remonte alors le moral : “Ah c’est interminable à partir d’ici hein, vous croyez que c’est pas loin mais en fait c’est hyper long !“. Parfait, merci. Pour se rattraper, entre deux galops, il fait passer les premières pentes en nous contant sa danse avec les loups entre deux nappes de brouillard à la descente le col d’Arguille, puis son premier Rocher Blanc dont la descente l’a sérieusement requinqué. Pour ma part, je me prépare déjà à une descente dans la croute vu la trajectoire du soleil…

 

Manu, lui, semble peu inquiet. Il est toujours en mode machine, au sens propre du terme : le métronome enchaine pied gauche puis pied droit sans montrer le moindre signe de fatigue, c’est impressionnant. Je commence à peiner à le suivre, alors que je commence à ressentir légèrement le bas du dos qui se crispe, le talon gauche qui frotte, et une fatigue générale qui tend à s’installer. Heureusement, les jambes tournent encore et la montée est d’un rendement inégalable sur une trace béton. Nous ne sommes plus qu’à quelques encablures du sommet ! Ah, qu’ils sont longs, ces derniers mètres ! C’est seuls au monde et sous une sublime lumière de fin de journée que nous nous embrassons au sommet à 16h50, presque 12h après notre départ. Nous avons tenu un rythme nettement supérieur à ce qui était prévu dans cette dernière montée. “Putin, 4000m, je savais pas si j’en serais capable“, me lâche mon Manu à peine entamé !

 

Retour à Gières, tacos dans l‘air

 

Nous profitons un bon moment du sommet malgré la température qui redescend. Lorsque l’heure de redescendre sonne, la vie nous présente une belle récompense ; l’intégralité de la descente est en poudreuse. Mon Nico oublie totalement notre existence et fend la bise dans de grands cris de joie. Nous essayons tant bien que mal de le suivre avec les jambes qu’il nous reste, et je me bénis d’avoir attendu quelques années de progresser à ski avant de tenter une telle expérience. Ah, quelle descente ! Moi qui pensais la faire de nuit dans de la croute, nous lâchons les chevaux comme jamais dans une neige 5 étoiles. Nous finissons par tourner à gauche et poussons un ouf de soulagement en constatant que les quelques nuages hauts apparus en fin d’après-midi ont empêché le regel. Le soir est décidément plus clément que le matin.

 

La descente dans la soupe puis à pied se passe d’une description précise, l’idée étant surtout de ne pas se faire mal. Nous profitons tout de même de le faire de jour, et l’excitation semble retarder l’arrivée de la fatigue, tout le monde se sent encore bien. Petit sourire en repassant là où la nuit précédente nous peautions pour la première fois sous une pluie soutenue, en tentant vainement de s’abriter sous une branche de sapin ; ce moment semble dater d’une autre époque. Vers 18h20, nous arrivons au parking, et nous hâtons vers Gières où un tacos bien mérité viendra remplir nos estomacs vidés. Moi qui m’imaginais une soirée festive pour célébrer cette belle journée, j’avais sans doute sous-estimé le coup de barre d’après douche qui fera même passer à mon Manu son envie de combo tacos-pizza.

 

Malgré la réussite, un petit goût amer subsiste avec l’abandon de mon Nico pour une bête histoire de peaux. Avec ses 2 Rochers Blancs, il aura atteint les 3500m+2 loups, ce qui, selon le taux de conversion, peut bien valoir autant de points. Mais on ne va rien se cacher, la journée aurait eu une autre saveur en restant tous les trois tout au long du tour.

 

Chaque année, les courbes de forme sont censées se croiser avec mon Manu, mais chaque année je constate qu’il n’en est rien, et ce depuis 5 ans. T’es mon héros Manu ! Quelle machine ! Quelle chance d’avoir eu un compagnon pareil pour nous tirer et nous faire rebondir tout au long de la journée. Autant les 3000 nous avaient été servis sur un plateau il y a 3 ans, autant ces 4000 nous auront demandé de nous accrocher dès le début de cette longue journée. Une chose est sûre, il n’y aura pas de 5000 ; il est temps de passer à l’âge adulte et d’en finir avec ces défis d‘ados !!!