30-07-2023
Ecrins
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Un beau jour, je vois sur le forum du Gaul que François, le stakhanoviste des 4000, propose une répétition de la sortie de notre marseillais préféré. Je saute sur l’occasion. Nous nous mettons rapidement d’accord sur les moyens de production de l’ascension à rassembler pour assurer le succès final de l’évolution de la cordée. Cependant, alors que je m’apprête à bourrer matelas et duvet dans mon sac, François m’écrit qu’il a réservé deux places au refuge de la Selle. Je m’étonne, car nos glorieux prédécesseurs avaient bivouaqué ! François me fait rapidement comprendre qu’il ne fait pas partie, lui, de ce sous-prolétariat de la montagne qui bivouaque et mange de la semoule alors qu’il y a des matelas confortables et des viandes en sauce délectables à deux pas de la voie… De même, alors que je commence à regarder les horaires de navette et à anticiper les temps d’auto-stop, François me corrompt en me proposant un aller-retour en voiture individuelle. Le confort de la petite-bourgeoisie…

Dimanche matin, alors que sonnent les cloches des papistes et que les militants distribuent l’Humanité Dimanche sur les marchés, nous voici donc en route pour le Vénéon. Nous sommes à St Christophe vers 9h30. Un dilemme se propose à nous : sachant que nous faisons une traversée entre le vallon de la Selle et celui du Soreiller, où garer la voiture ? Dans un bel exemple de collégialité des travailleurs, nous échangeons nos vues sur la ligne à suivre : laisser la voiture à St Christophe et faire du stop pour y descendre le lendemain ; ou monter la voiture aux Etages dès maintenant puis redescendre à St Christophe en stop ? Finalement, nous montons aux Etages. Après une attente anxieuse vue le faible trafic descendant la route en ce dimanche matin, nous sommes pris en stop par un couple de grenoblois venus faire une grande voie à la journée, mais s’étant rendu compte qu’ils avaient oublié leurs dégaines. Déveine pour eux, veine pour nous ! Si ça n'est pas une preuve du caractère inexorable de l'histoire et de notre projet commun...

La montée au refuge se fait facilement. Nous profitons de la pente régulière du chemin pour faire connaissance car c’est notre première sortie ensemble. Au bout de 2h, je trouve tout de même ce vallon bien long - je reviens de 3 jours de randos et suis sans doute un peu fatigué. Enfin, nous arrivons. Il est 13h, c’est à dire l’heure de reconstituer les forces productives en tenant compte de la composition organique du capital et des moyens de production du système économique local. En d’autre mots, de nous sustenter en nous basant sur la carte du refuge, qui propose omelette nature ou omelette au fromage. Ce sera omelette au fromage, accompagné du pain aux noix que je porte depuis St Christophe - et même depuis Bourg Saint Maurice où je l’ai acheté la veille !  Ensuite, une sieste, une petite douchette dans un coin à l’abri du vent au dessus du refuge, une partie du Jeu de la Montagne, et un peu de lecture nous permettent d’attendre l’heure du dîner. 

Nous sommes à table avec un guide et son client, agriculteur dans l’Aube. Cela fait plaisir de voir que tous les agriculteurs ne sont pas dans la misère ! Le principe du centralisme démocratique nous permet d’apprêter rapidement la table pour le dîner par une juste allocation des tâches et des ressources, chacun contribuant selon ses capacités et recevant assiette, verre et couverts selon ses besoins. L’équipe des gardiens nous distribue ensuite des moyens de subsistance excellents, quoique tout juste suffisants pour reconstitution de la puissance de travail de mon point de vue. A la table voisine, deux familles de randonneurs s’emploient à reproduire la force de travail par socialisation des jeunes dans le parti des montagnards. 

Le guide et l’agriculteur ont le même objectif que nous. Une autre formations sociale encordée constituée de 3 jeunes également. Nous ne serons pas seuls, mais ce n’est pas la foule non plus. Consentant librement à la discipline de la gardienne, nous mettons nos réveils à 4h30 et allons nous coucher. 

Le lendemain, dans la nuit noire mais magnifiquement étoilée, je me rends coupable d’une dérive gauchiste caractérisée. François nous ramène dans le droit chemin, et nous apercevons bientôt les lampes de la cordée de 3 partie 20mn avant nous. Nous exploitons cette masse critique de lumignons pour filer vers l’objectif. Nous rattrapons l’avant-garde qui a éveillé notre conscience de l’erreur d'itinéraire alors qu’ils mettent leurs crampons pour traverser 50m de neige dure avant l’attaque. Nous faisons de même, les rejoignons sur une rimaye confortable, et passons à la phase supérieure de l’évolution de la cordée en attaquant le rocher. 

Le début de la voie est fort aisé : nous déroulons rapidement en corde tendue. Nous laissons sur place la cordée de 3, ralentie par un membre peu à l’aise en grimpe. Nous franchissons le 1er ressaut en moins d’une demie heure. Une bonne terrasse nous permet de passer en mode “soleil” et, pour François, de mettre ses chaussons. Il part ensuite en tête. Suivant une vire évidente sur 20m vers la gauche, il tombe dans le piège d’une nouvelle dérive gauchiste en s’aventurant bien plus loin, nous faisant quitter la ligne générale de la voie. Je suis un processus de prise de conscience que nous ne sommes plus sur l’itinéraire. François est moins avancé que moi dans cette prise de conscience lorsque je le rejoins au relais suivant. Devant nous, un mur raide, quelques fissures, et un anneau de corde agrémenté d’un maillon rapide qui ressemble fort aux restes d’une manœuvre de réchappe. Suivant à nouveau les principes du centralisme démocratique, c’est à dire la liberté de discussion, mais de l’unité d’action, nous discutons de la marche à suivre. François voit au dessus de nous une fissure qui part vers la droite, comme indiqué dans le topo. Je vois que cette fissure part tout droit et a l’air bien plus dure que le 5b annoncé par le topo, et surtout il n’y a pas de pitons, matériel historique indiquant normalement l’itinéraire. Pour moi, nous sommes bien trop à gauche par rapport à la ligne fixée par la doctrine topographique de la voie. La solution raisonnable serait de faire demi-tour pour vérifier si nous n’avons pas manqué une fissure partant vers la droite. J’envisage cependant une solution dialectique à ce débat en imaginant que la longueur proposée par François nous fera rejoindre l’itinéraire, qui passe probablement une longueur de corde au dessus de notre emplacement actuel. 

François part en tête. Après un essai infructueux, il parvient, en engageant, à forcer le passage déversant. Au dessus, cela se confirme : nous ne sommes pas dans la voie. C’est beaucoup plus dur que ce qu’annonce le topo, et difficile à protéger. Il parvient tout de même à forcer un passage. Nous n’avons pas défait assez d’anneaux, et je dois partir. Il a tout juste le temps de poser un relais sur un béquet avant que je m’aventure dans le passage clé. Je suis en grosse, j’ai un sac alourdi d’eau et de divers objets inutiles fourrés dans le sac allégé la veille du matériel de bivouac. Je ressens dans mes avant-bras une baisse tendancielle des taux d’énergie. Je lutte pour garder la classe, mais ne peux m’empêcher de grogner. Alors que je m’apprête enfin à passer les pieds au dessus du petit toit, la réglette que je serre dans ma main droite cède. Je me sens tomber - la corde est sacrément élastique ! - et je pendule vers la gauche - encore la gauche ! Je me retrouve sur un plan de montagne à l’infrastructure péteuse, sans aucune superstructure de protection. Je tente de passer tout droit pour rejoindre François. Pour ce faire, je me dresse sur une bonne marche et tend le bras vers un gros bac. Alors que j’effectue une poussée de la base, le gros bloc sur lequel j’ai les deux pieds se dérobe et dégringole dans la face. C’est la terreur de masse ! Je me reprends, traverse vers la droite en marchant sur des œufs, et retrouve le petit toit franchi par François. Je parviens cette fois à le surmonter. J’arrive hors d’haleine et les avant-bras tétanisés au relais. 

Suivant le principe de l'unité d’action, je ne remets pas en cause le plan consistant à sortir par le haut et me lance (après une petite pause) dans une nouvelle longueur continuant la précédente avec la rectitude du cordeau. Il s’agit d’une fissure-dièdre à l’air plutôt honnête, qui semble déboucher 5m au dessus du relais sous un toit. Juste à gauche du toit, le rocher semble se coucher franchement. Je me lance confiant. Je déchante rapidement : il y a très peu de pieds sur les bords du dièdre, alors que je suis en grosses ; la fissure est irrégulière, souvent bouchée par la mousse, des plantes, de la terre, ou de vieux cailloux ; le rocher n’est pas très propre et nombre de petites prises s’écaillent sous mes doigts. Je place un bon friend, puis un très mauvais, et enfin un bon gros friend rouge dans une fissure inversée sous le toit qui finit le dièdre. Mauvaise surprise : alors que je pensais pouvoir sortir facilement à gauche du toit, je me retrouve sur un pilier dalleux difficilement protégeable, très, très licheneux, et encore fort raide. Du bon 5 en dalle bosselée. J’entends des voix quelques mètres au dessus de moi : la sortie n’est pas loin, la route est droite, mais la pente est forte ! François, de son relais, engage la conversation avec le guide et l’agriculteur qui, partis 45mn après nous, nous ont rattrapés et se trouvent sur la voie, 10 me au dessus de notre relais. A ce moment là, je zippe - sans doute sur le lichen. Si j’osais utiliser cette expression imbibée d’opium du peuple, je dirais que je tombai pour la troisième fois, cette fois en tête. J’ai le temps de me demander si mon friend a tenu avant de me retrouver doucement arrêté sur la marche du relais, côte à côte avec François. Le friend a tenu, la corde est bien élastique, je n’ai rien senti. Un rouge, on peut compter dessus ! Pas de mal hormis une bonne écorchure à la paume pour moi - j’ai dû tenter de me retenir sur le plat que j’avais sous la main - et pour François - qui a serré la corde tout ce qu’il a pu, merci ! Grosse frayeur tout de même pour François. Je ne me sens bizarrement pas plus touché que ça, bien que j’aie conscience d’avoir joué un des jokers de ma vie de montagnard. Un plomb sur coinceur, ce n’est pas anodin, c’est déjà un accident. 

François, plein d’a propos, demande au guide de nous envoyer un brin de corde. Elle tombe bientôt, 3 mètres à notre droite. Ah, la droite ! Nous devons bien nous y résoudre… Je m’avance sur quelques prises dalleuses et m’empare de la ligne salvatrice. Je m’encorde, et gravi une dalle compacte qui me ramène bientôt dans une zone de cannelures et de rochers coincés où passe la ligne de l’orthodoxie topologique. En quelques minutes, je suis de retour sur l’arête, sur une bonne plate-forme, vaché à un béquet tout ce qu’il y a de rassurant. Ouf ! 

Le guide ne nous reproche pas notre dérive de la ligne, préférant une approche basée sur les conseils plutôt que sur la dictature du guidariat. De son point de vue, dans notre situation, il aurait été bon de faire demi-tour, quitte à aliéner un friend ou deux pour poser un rappel, la valeur d’échange d’un friend étant bien inférieure à la valeur d’usage d’un corps en bon état. Il me console en me racontant qu’il a fait la même erreur dans cette voie, et dans bien d’autres. Tout en l’écoutant, j’installe mon reverso et fait monter François. Lui qui s’est déjà bien donné dans la longueur d’avant, il doit encore remonter la mauvaise fissure ou j’ai chuté pour aller récupérer le matériel ! Arrivé au gros friend rouge, il désescalade un peu, puis se laisse penduler dans la dalle - encore un moment riche en émotions. Il parvient enfin dans la zone de cannelures où la grimpe est plus facile, et me rejoint au relais. Grosse bise entre rescapés. Pendant ce temps, le guide et son client ont filé. La cordée de trois qui nous suivait, suivie de près par 3 autres grimpeurs venant directement de St Christophe, apparaissent un peu plus bas. Portée par la spontanéité des masses, ils ont suivi l’avant garde consciente formée par le guide et son client et n’ont pas fait d’erreur d’itinéraire. Quant à nous, notre déviationnisme ultra-gauchiste nous aura fait perdre une petite heure. 

Après 5mn de pause pour boire un coup et manger un bout, nous repartons à l’attaque. La voie contourne un gros gendarme par la droite par des rochers très faciles. François remets ses grosses. Nous progressons à nouveau très facilement. 20mn plus tard, en tournant la tête, j’aperçois la fille qui mène la cordée des St Christophois. C'est la dernière fois que nous voyons le bloc des droitiers, hormis son avant-garde salvatrice que nous retrouverons au refuge du Soreiller.

Entre temps, nous serons arrivés à la pointe d’Amont, puis auront traversé avec grand plaisir l’arête aérienne, facile, et en excellent rocher qui mène à l’aiguille centrale du Soreiller, fait deux rappels - sur radline, une première pour moi - et descendu la voie normale jusqu’au refuge. Nous payons comme il se doit une bière à nos deux sauveteurs et papotons longuement avec eux. Nous repartons vers 15h et retrouvons la voiture aux Etages - merci François, c’est vrai que c’est plus agréable que marcher 30mn sur la route pour retourner à St Christophe ! 

En résumé : une belle sortie avec une météo parfaite (grand beau, pas de vent, pas trop chaud), deux refuges très sympas, une belle course reliant deux vallons assez différents, du rocher globalement très bon même si pas forcément hyper intéressant à grimper, des difficultés mesurées, une longueur raisonnable. Tout ceci, bien sûr, si l’on reste dans l’itinéraire. 

La plus value que je tire de cette belle sortie : une première voie avec François, et une bonne leçon (cf. ci-dessous). 

P.S : un mot commun du vocabulaire marxiste est absent de ce compte-rendu. Saurez-vous le retrouver ?